Compréhension et communication chez K. R. POPPER
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1.2.2. La conception instrumentaliste du langage
Nous avons signalé (supra, 1.1.2), la différence importante quil y a entre la théorie platonicienne du monde des Formes et celle, poppérienne, du Monde 3. On peut laccentuer encore en soulignant que si dans le monde intelligible de Platon on trouve des " notions" , sortes dhypostases des mots (la Beauté, le Courage ...), le Monde 3 de Popper est peuplé, non pas de concepts de ce genre, mais de théories, autrement dit densembles dénoncés. En effet, comme il lécrit lui-même, les idées importantes " ne correspondent pas à des mots, mais à des énoncés ou des propositions " (C.O. VII, 2 - p. 444) - on distingue là en négatif son principal grief à légard de lessentialisme. Cest pourquoi " les mots, les concepts, les notions, ne sont jamais que de simples instruments, qui ne servent quà formuler les théories " (P.S. I , 33, Add. - p. 278) ; on appelle donc cette vision du langage " instrumentaliste" pour lévidente raison que les termes employés sont considérés comme des instruments, et quils nont dans la formulation des théories (ou des énoncés en général) quun rôle technique et pragmatique, équivalent à celui que jouent les lettres dans la formation des mots (voir Q.I. VII - p. 28). Ainsi, " lettres et mots ne sont donc que des moyens par rapport à des fins (des fins différentes, il est vrai) " (id.)
Il ne sagit pas, on le comprend grâce à cette analogie, de soutenir que les termes que lon utilise nont strictement aucune importance ; comme les caractères au sein dun mot, on ne peut en enlever ou en échanger impunément quelques uns. Ce qui importe, cest de voir que leur rôle nest pas déterminant en ce qui concerne le sens des énoncés. Popper exemplifie cette idée en rappelant que lon peut fort bien traduire une théorie en un langage différent (quil sagisse de langues naturelles ou de formalisation) sans faire du mot à mot et en obtenant deux théories logiquement équivalentes. Ainsi en va-t-il des diverses axiomatisations de la géométrie projective, ou des formalisations (corpusculaires, ondulatoires) de la mécanique quantique (cf. Q.I. VII - p. 29). De manière plus triviale, mais pas moins révélatrice, il suffit de constater que les théories scientifiques sont formulables, et formulées, en différentes langues naturelles (les chercheurs étant aussi bien anglais, italiens, français ... tous sexprimant dans leur langue dorigine) sans que leur sens nen soit affecté. Cest aussi vrai des théories philosophiques, à tout le moins de celles qui ont une grande portée " cosmologique" . On peut, par exemple, expliquer en nimporte quelle langue ce quest une position " réaliste" , ou une position " matérialiste" . Il faut reconnaître que lopération devient plus délicate au sujet de certaines philosophies nettement plus marquées par leurs idiomes originaux et qui ont du mal à être traduites (songeons par exemple à Heidegger et à la haute-voltige linguistique à laquelle on doit se livrer pour en parler en français). Mais nest-ce pas là précisément le signe dune particularisation qui tend à lobscurité, souvent de façon délibérée ? Il y a peut-être matière à critique ; assurément y-a-t-il au moins matière à discussion.
Quoi quil en soit, linstrumentalisme poppérien - en fait de langage (il ne faut pas négliger cette précision qui, on va le voir, a son importance) - soppose ouvertement à lessentialisme. Pour résumer cette opposition, Popper présente souvent le tableau à deux colonnes qui suit.
Il insiste sur le fait que " le côté gauche est philosophiquement sans importance alors que le côté droit est de la plus haute importance philosophique " (Q.I. VII - p. 27). On reconnaît bien, en effet, dans la colonne de gauche lattitude caractéristique de lessentialisme, autrement dit cette conviction que les idées sont des concepts et que lon peut en déterminer le sens par un travail de définition. Mais la similitude avec la colonne de droite ne doit pas, prévient Popper, induire en erreur : ce qui importe réellement, ce sont les problèmes relatifs à la vérité ou à la fausseté des énoncés et des théories. En donnant à la colonne de gauche au moins autant dimportance quà celle de droite, les philosophes " sont victimes de lerreur capitale de Platon " (C.O. III, 5.1 - p. 204) ; qui plus est, ils se fourvoient également dans la croyance (plutôt inconsciente) en lidée que lon trouverait le " véritable" sens dun mot en régressant jusquà sa définition première (tout comme on déterminerait la vérité dun énoncé en remontant à sa source), alors que lorigine na rien à voir avec la vérité (cf. C.R. Introd. , notamment XII, XIII et XIV - pp. 39 à 49).
De cette manière on voit comment linstrumentalisme de Popper en fait de langage est bien un nominalisme de méthode : toute définition nest pour lui quune sorte dabréviation (cf. P.S. I , 33, Add. - p. 290, note 18), une étiquette mise sur un phénomène et en conséquence pas une connaissance. Il se démarque en effet en cela du nominalisme " classique" , anti-platonicien, que lon peut appeler - pour le différencier - nominalisme métaphysique, et pour qui " les termes doués de sens ne sont rien dautre que des noms de choses (ou dimages mémorisées de choses) " (id. p. 278, note 2). De fait, cette conception reste au fond prisonnière du préjugé essentialiste puisquelle continue à discuter des mots et, se faisant fort de dénoncer les ambiguïtés ou confusions linguistiques comme daccroître la précision de notre langage, perpétue lidée que notre connaissance de la réalité est entièrement dépendante du langage que nous utilisons. En quoi les nominalistes (comme se disent lêtre les philosophes du langage du XXème siècle) donnent " une réponse essentialiste à une question essentialiste (implicite) - une réponse fausse, par-dessus le marché " (id.)
On ne saurait alors suffisamment insister sur le fait que le nominalisme méthodologique de Popper, sil est bien un instrumentalisme linguistique, soppose radicalement à linstrumentalisme scientifique, selon lequel ce sont les théories qui sont de simples instruments permettant de plus ou moins bonnes prédictions - en tant que tels, elles nont aucun rapport particulier avec une réalité quelles ne décrivent pas, pas plus quelles nen révèlent une quelconque constitution profonde.
Cette conception, comme lexplique Popper dans C.R. (III, 4 - pp. 165 sqq.), se fonde sur un rejet fortement anti-platonicien de lidée dun univers de réalités sous-jacentes aux phénomènes observables. Ne restent alors que deux domaines : celui desdits phénomènes dune part, et dautre part celui de la représentation symbolique, autrement dit le domaine du langage. Un énoncé a , au sein de ce second domaine, peut décrire le phénomène a, un autre énoncé b le phénomène b, mais la théorie q consistant en la mise en relation causale de a et b ne renvoie à rien qui existe et qui lui corresponde dans lunivers des observables. Ainsi, par exemple, " les forces newtoniennes ne sont pas des entités déterminant laccélération des corps : elles ne sont que des outils mathématiques ayant pour fonction de nous permettre de déduire b de a " (op. cité, p. 166).
Cette vision de la science repose à lévidence sur une démarche nominaliste (dun nominalisme métaphysique, cela va sans dire). Berkeley en donne la meilleure illustration lorsquil soutient quune expression comme " force dattraction" - il pense à Newton - est nécessairement vide de sens puisque rien de tel ne peut être observé. Toutefois, si lon respecte cet argument à la lettre et que lon en infère toutes les conséquences, il faut admettre que tout terme dispositionnel est de la sorte dénué de sens (de fait, " être inflammable" - ce qui est manifestement une disposition - nest pas une propriété observable). Or, comme le montre très bien Popper (cf. C.R. III, 6 - pp. 180 et 181), tous les termes descriptifs dont se sert la science, i.e. les universaux (comme " enflammé" , " cassé" , ou " verre" , " rouge" ...), sont à un degré ou à un autre dispositionnels. Ceci repose évidemment sur lacceptation du caractère conjectural de notre connaissance et de nos théories. Ainsi peut-on lire dans L.D.S. que " lénoncé " voici un verre deau" ne peut être vérifié par aucune espèce dobservation " car " par le mot " verre" , par exemple, nous dénotons des corps physiques qui représentent un certain comportement régulier " (2ème partie, V, 25 - p. 94), autrement dit certaines dispositions. De la même manière, on peut tout à fait soutenir qu" eau" est un terme dispositionnel ; cest dire si lon ne peut sen passer.
Mais ceci nest quune facette " extrémiste" , en quelque sorte, de linstrumentalisme scientifique. Sa thèse de fond est généralement la suivante : les théories scientifiques ne sont que des règles dinférences dont la fonction est essentiellement prédictive. Finalement, " selon la conception instrumentaliste, la dénomination de " science pure" est incorrecte et (...) toute science est " appliquée" " (C.R. III, 5 - p. 170). On mesure à quel point elle est opposée à lépistémologie poppérienne, et ce fait méritait dêtre souligné afin que lon étendît pas, ou que lon ne confondît pas, son nominalisme méthodologique qui est un instrumentalisme du langage avec linstrumentalisme scientifique. On ne sétendra pas sur la critique que fait Popper de ce dernier. Elle est assez limpide, et consiste à mettre en avant la profonde différence qui réside entre une théorie et une règle de calcul, à savoir que lon ne peut mettre à lépreuve la seconde comme on teste la première. De ce fait, un instrument de calcul nest jamais à proprement parler réfuté : on découvre au plus les limites des conditions de son application. Or, si lon considère les théories comme des instruments, jamais elles ne peuvent être invalidées, et il devient impossible dexpliquer le progrès scientifique. En outre, linstrumentalisme peut savérer dangereux dans la mesure où il favorise la protection ad hoc des théories se trouvant menacées ou susceptibles dêtre réfutées. Popper ajoute quil est même possible quil soit " responsable de labsence de progrès récents de la théorie quantique " (C.R. III, 5 - p. 174).
Nous commençons maintenant à voir plus nettement comment sorganise, en toute cohérence, le rapport de Popper au langage. Il serait frôler la contradiction que de parler chez lui dune " théorie du langage" , non tant sur le fond (car il y a un nombre important de considérations majeures qui y ont trait) que dun point de vue, disons, " technique" dhistoire de la philosophie. Il est crucial de montrer, en effet, quà ce sujet il occupe une position atypique et presque à contre-courant dans cette histoire. Ainsi, comme lon se doit déviter rigoureusement de parler de " morale kantienne" , on se gardera de parler de " philosophie du langage de Popper" . Ceci peut avoir lair dun point de détail ou dun souci maniéré, mais il est possible quil ait son importance, si lon en juge par ce que lon peut encore actuellement lire ou entendre dire sur Popper.
Lidée principale à retenir est que les préoccupations utiles au sujet du langage sont pour la plupart régulatrices. Elles renvoient toutes à des exigences dordre intellectuel et ouvrent au final, on tentera de le montrer, sur des soucis éthiques (prenant racine dans lépistémologie). Le reproche que lon adressera à Popper sera sa trop grande foi en un " principe de coopération" .
Pour lheure, tirons les premières conséquences des options poppériennes, originales, en ce qui concerne lépistémologie et la philosophie.
1.2.3. Une hygiène de la philosophie
Il est important de remarquer combien le nominalisme méthodologique, tel que nous avons tenté de lesquisser, relève de ce que lon peut appeler l" hygiène intellectuelle" . Il est en ce sens une sorte de garde-fou ; sa principale motivation - qui ne doit pas occulter son fondement philosophique réel - est dempêcher de tomber dans certains pièges et certaines erreurs quinduit une pensée du langage.
Popper signale souvent quil souhaite éviter les équivoques à propos des termes quil emploie ; cest quil voit bien que lon est toujours tenté, dans la pratique philosophique, de sinterroger largement sur le sens des mots. Il écrit par exemple dans M.H. quen introduisant le vocable " historicisme" il " espère éviter les équivoques purement verbales " comme il espère que personne " ne sera tenté de demander si lun quelconque des arguments (...) discutés appartient réellement, proprement, ou essentiellement à lhistoricisme, et ce que le mot " historicisme" signifie réellement, proprement, ou essentiellement. " (Introd., p. 8). Au fond, ce quil veut éviter nest pas tant déventuelles considérations terminologiques que lobstacle sérieux quelles peuvent constituer si lon en systématise la pratique, ainsi que lusage dogmatique que lon peut en faire, à savoir occulter les questions de fond. Cest bien pourquoi lauteur de La quête inachevée pense les questions de mots en termes déclaircissement préalable ou de " tâche préliminaire nécessaire ". Son souci est dempêcher, par exemple, que par une manoeuvre plus ou moins volontaire un problème soit transformé en question de mot.
Il affirme notamment qu" il existe toute une catégorie de problèmes dont la solution semble pouvoir être facilitée par la formulation de définitions, alors que celles-ci ne font en réalité quamputer ces problèmes de leur caractère empirique, en transformant les questions de faits en questions de mots. " (P.S. I , 33, Add. - p. 291). Lexemple quil donne consiste à tenter de répondre à la question " Toute uvre dart est-elle belle, ou existe-t-il des oeuvres dart qui ne le sont pas ? " en se lançant dans la définition de ce quest une uvre dart ou de ce quest le beau, alors quil vaut mieux partir dexemples (le Pierrot lunaire de Schönberg, 1984 de G. Orwell ...) et se reposer la question à leurs propos. Certes, une telle liste sera subjective et sommaire ; la solution que lon proposera restera en conséquence vague et incertaine. Mais elle correspondra finalement au caractère vague et incertain du problème de départ. Tandis que si lon donne une définition de luvre dart de manière, par exemple, à faire de la beauté lun de ses attributs, " aucune réflexion sur des uvres dart ne saurait plus désormais contribuer en quoi que ce soit à (la) solution " ; on aura substitué, " peut-être sans y songer, un problème purement verbal à une question de fait " (id.) Popper établit du reste un parallèle entre cette attitude et les résultats auxquels peuvent mener certains " stratagèmes" conventionnalistes. Et il ajoute, ce qui abonde dans le sens de notre hypothèse, qu" en philosophie, la transformation de vrais problèmes, philosophiques ou autres, en questions de mots est une vraie malédiction, en particulier depuis que la définition et l" explication" des concepts sont devenues les objectifs déclarés de la philosophie " analytique" . " (id.)
On ne saurait trop insister sur laspect révélateur de la fin de cette remarque, où Popper vise une fois encore le courant de pensée dont il fut linlassable adversaire au cours du XXème siècle. Comment ne pas remarquer, en effet, que cest la critique des théories de la philosophie analytique qui le motive dans un grand nombre de ses ouvrages, et que sil se fait si répétitif à ce sujet cest bien parce quil sent le besoin dinsister ? Autrement dit, ce quil lit et entend le convainc quil faut poursuivre le dialogue et la polémique.
Toujours est-il que lon ne peut plus se méprendre sur lattitude de Popper eu égard aux questions de définition et, ce qui leur est directement lié, de précision : elles nont dintérêt que par rapport à des problèmes plus sérieux (soit en dissipant des ambiguïtés, soit aussi, par exemple, en permettant daugmenter la testabilité dune théorie). Mais, lexactitude nexistant nulle part, " pas même en mathématiques (comme le montre lhistoire toujours inachevée du calcul infinitésimal) " (P.S. I. , 33, Add - p. 292), il ny a pas lieu de chercher à être plus exact que ne lexige la situation de problème du moment [ problem situation] .
Il y a là ce que lon pourrait appeler un principe de mesure et qui, au-delà de sa valeur épistémologique, doit également être entendu comme précepte " pragmatique" régulateur du dialogue et, en tant que tel, condition de possibilité de la critique. Autrement dit, une critique qui déplorerait un manque de précision à un certain propos se doit, pour être fertile et témoigner quelle na pas pour effet pervers dempêcher le dialogue, de spécifier en quoi limprécision dénoncée est préjudiciable au problème dont il est question, comme dindiquer en quoi et dans quelle mesure un accroissement dexactitude sera bénéfique. On peut, comme le montre Popper, être en fin de compte toujours plus précis, si on le souhaite et si on en a les moyens. Aussi se doit-on, si lon veut quun dialogue puisse senclencher (ou une théorie sélaborer), être réceptif au degré de précision minimum requis par la situation. Cest une question de bonne mesure.
Le parallèle est éclairant avec lidée de certitude qui, en tant quétat psychologique de croyance, admet des degrés différents sensibles, eux aussi, à la situation dans laquelle on se trouve. Ainsi, dit malicieusement Popper, je suis " absolument certain" que jai cinq doigts à chaque main même si elles se trouvent dans mes poches ; mais si la vie de mon meilleur ami devait (par un étrange concours de circonstances !) dépendre de cette proposition, je prendrais assurément la peine de sortir les mains de mes poches " pour me rendre " deux fois plus" sûr que je nai pas perdu lun ou lautre de mes doigts miraculeusement " (C.O. II, 22 - p. 144). De la même manière, limportant est de sexprimer avec un degré de précision suffisant. Une fois encore, on agit par conjecture ; autrement dit, il se peut que lon se trompe sur ledit degré, et que des ajustements terminologiques savèrent nécessaires - cela fait lobjet dune nouvelle conjecture, dune nouvelle tentative.
Popper préconise donc de traiter les problèmes de clarté ou de précision de manière ad hoc, à mesure quils se font jour ; cest ce quil appelle la dialyse (par opposition, on laura compris, à lanalyse). On voit bien quelle est une méthode dadaptation ; en elle-même, elle " ne peut résoudre aucun problème, pas plus que ne le peut la définition, ou lexplication, ou lanalyse du langage " (Q.I. VII - p. 39). Cest que " les problèmes ne sont résolus quavec laide didées nouvelles " (id.) Et cest pourquoi il importe daffirmer quen matière de connaissance ce sont les problèmes qui comptent, et non les définitions. Popper considère que " la tâche du savant ou du philosophe consiste à résoudre des problèmes scientifiques ou philosophiques et non à disserter sur ce que font ou pourraient faire lui-même ou dautres philosophes " (C.R. II, 1 - p. 107). Ceci justifie que lon sapplique à montrer la dimension régulatrice des considérations poppérienne sur le langage ; il sagit déviter un usage néfaste à la dynamique du savoir, dynamique qui ne repose pas sur des concepts mais sur des interrogations et des problèmes. Et ce souci trouve sa place à plusieurs niveaux dans la pensée de Popper ; il nest notamment pas sans lien avec ses convictions indéterministes. Lauteur de Lunivers irrésolu rejette en effet lessentialisme comme il rejette le déterminisme : pour lui, rien na d" essence" propre ou de " nature" profonde, fixe et déterminée. Les individus, par exemple, ne sont pas contraints par quelque chose qui serait leur " caractère" (à savoir, de manière au fond déterminée, un comportement adéquat plus ou moins prévisible). Ils nont que des dispositions à agir de telle ou telle manière ; il est clair que derrière cette idée se trouve la conviction poppérienne que lunivers est ouvert et quil faut en conséquence combattre toutes les théories inclinant, au nom dun déterminisme prétendument scientifique ou dun quelconque matérialisme, à une sorte de fatalisme décourageant. Cest dire que se dessine, au-delà de lépistémologie, une réelle éthique de la responsabilité et de la rationalité qui forge ses armes dans une vision du langage comme outil et possibilité de la critique. De là que les considérations à son endroit sénoncent essentiellement comme des exigences et des valeurs. Cest ce qui nous amènera à poser le problème en termes de communication et de compréhension, pour soutenir le besoin de définir quelque chose comme une " pragmatique critique" . On affirmera notamment que leffort intellectuel doit être porté sur la conservation, perpétuellement menacée, des conditions du dialogue authentique, i.e. critique. Dans cette tâche, on aura pour but de montrer que la pensée de Popper recèle dun grand nombre de thèses qui uvrent en ce sens (à commencer par les " préceptes" que nous avons relevés en les nommant principe deffort et principe de mesure).
Avant cela, il est utile de qualifier la position de Popper à légard du langage comme " optimiste" (ce qui ne nous étonne pas de la part de celui qui sappelle avec beaucoup dhumour " le philosophe le plus heureux (quil ait) jamais rencontré "!) Cela nous permettra de faire quelques clarifications nécessaires, spécialement à propos de linstrumentalisme méthodologique.
Une question majeure quil est légitime de se poser est la suivante : Popper nest-il pas trop optimiste en ce qui concerne le langage ? En dautres termes : ne préjuge-t-il pas trop vite et de manière un peu naïve des questions de compréhension et de signification ? Notamment : nécarte-t-il pas un peu simplement les difficultés et obstacles inhérents à la communication en général ?
Nous pouvons maintenant répondre à ces trois interrogations de la même façon : NON.
Assurément, Popper est " optimiste" à tous ces propos, et cela participe clairement dun choix motivé, celui dune attitude à légard du langage dont nous venons desquisser les grands traits. Mais il nest pas trop optimiste. On a visiblement tendance à oublier que cest bien lui qui écrit quau fond " nous ne savons jamais de quoi nous parlons " (Q.I. VII - p. 35), dans la mesure où la compréhension dune théorie est une tâche infinie (au sens non trivial de linfinité dénoncés quelle implique logiquement). Peut-être nous objectera-t-on que " dans la vie" il ny va pas toujours de théories philosophiques ou scientifiques. On pourra répondre que dune part cest un point qui mérite tout à fait dêtre discuté, et que dautre part Popper en a pleinement conscience. Aussi rappelle-t-il, quand il évoque la dialyse, qu" il est impossible de parler de façon à nêtre en aucun cas mal compris : il y aura toujours quelquun pour comprendre de travers. " (Q.I. VII - p. 38). On ne saurait être plus lucide. Le langage, spécialement le langage naturel, est fondamentalement vague et imprécis. La position de Popper est " optimiste" en cela quelle exhorte à ne pas baisser les bras devant cette difficulté pour condamner lhumanité à une fatale et perpétuelle incompréhension (attitude en général issue dune déception conséquente à la faillite dun idéal de précision et dexactitude). La communication - au sens dune compréhension absolue - est en effet impossible, tout comme la connaissance - entendue comme certitude absolue. Pourtant, nous consacrons nos forces à tenter de surmonter, toujours ponctuellement et partiellement, ces impossibilités ; on en a dans lhistoire de la philosophie et, surtout, lhistoire des sciences, de réguliers et probants exemples. Mais il faut perpétuellement remettre louvrage sur le métier. Et l" optimisme" consiste à faire de cette remise au travail son mot dordre. Aussi ne peut-on, dans cette optique, accorder au langage la place et le rôle que lui donnent les philosophes du " tournant linguistique ".
Il convient à cet endroit dajouter quelques remarques sur le nominalisme méthodologique. Ainsi que nous lavons plusieurs fois répété, il se traduit en une sorte dinstrumentalisme du langage, cest-à-dire quil soutient que les mots ne sont que des " outils" servant à la formulation des propositions et des théories, quils ne peuvent de la sorte avoir en eux-mêmes dimportance cruciale. Bien entendu, il ne sagit pas de prétendre que les mots nont aucune importance. Nous en avons besoin au même titre que lon a besoin de lettres pour former des mots ; qui plus est, ils ne sont ni gratuits, ni arbitraires. Ne serait-ce que par ce quils véhiculent comme connotations, présupposés, associations ... bref leur histoire, ou leur " généalogie" . Popper a bien noté ce fait lors de sa mésaventure à propos du terme " confirmation" (cf. supra 1.1.3.) Pour la plupart, les mots ont une sorte de " profondeur" (que lon pourrait graduer en termes de polysémie, par exemple) qui leur confère en général une certaine adéquation à ce quils dénotent - conquis par sédimentation sémantique, si lon peut dire.
Quand Popper insiste sur le fait que pour échanger deux termes il faut des règles strictes déquivalence, cest quil a bien à lesprit que lon nutilise pas un mot par hasard. Ce qui ne signifie pas non plus quil puisse y avoir quelque chose comme le bon terme, ou le terme exact, pour représenter une idée, mais que même employer un terme plutôt quun autre est une tentative (en dehors des nombreux cas triviaux où de telles considérations nentrent pas en compte), susceptible dêtre remise en cause par la suite.
Car les termes qui servent à formuler les énoncés et les théories sont à plus dun titre porteurs de perturbations potentielles. Mais nous navons assurément pas le choix ; pour nous exprimer il faut utiliser les mots, " pour le meilleur comme pour le pire" ! Face à ces difficultés, la meilleure façon de procéder est dy aller à tâtons, autrement dit - encore une fois - par essais et erreurs. En quoi le nominalisme méthodologique est une méfiance prudente à légard du langage, fortement motivée par les risques dinterférences que nous venons dévoquer. Qui soutiendrait quil ny a pas lieu de prendre garde dun outil que lon ne maîtrise pas totalement ?
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Nous avons au terme de ce premier chapitre exposé dans ses grandes lignes lattitude de Popper vis-à-vis du langage et dégagé les raisons qui le poussent à recommander dopter, contre lessentialisme régnant, pour ce quil appelle le nominalisme méthodologique. Il importe surtout davoir montré que ce nest pas la réflexion sur le langage que Popper suspecte - puisque, nous lavons dit, lui-même en développe une théorie, au centre de son épistémologie - mais bien les questions verbales, souvent inutiles, toujours stériles quand elles nont pour enjeu que leur propre nombril. Au reste, comme en général en matière de savoir, aucune attitude systématique nest possible ni souhaitable. Aussi faut-il traiter des problèmes terminologiques quand ils savèrent être les symptômes dun réel obstacle, au moment où cet obstacle est un handicap pour la poursuite de la réflexion.
Cest dire que Popper ne croit pas du tout en une naïve transparence et univocité des mots. Il sait pertinemment quels problèmes ils peuvent constituer ; mais cela na jamais lieu que relativement à une question réelle, non verbale. Aussi le nominalisme est-il pleinement justifié en méthode.
Pour ce qui est des théories et des propositions, le problème ne se pose pas de la même manière ; elles ne dépendent pas des mots. Cest nous qui dépendons des mots - nous exprimions cette idée tout à lheure en disant que " nous navons pas le choix" - pour formuler lesdites théories et propositions.
On voit clairement ici se dessiner lobjectivisme poppérien en fait de connaissance. Les idées et théories peuplent un monde (le fameux Monde 3) qui ne nous est accessible que par le biais de larticulation linguistique ; mais fondamentalement, toutes les constructions objectives (théories, institutions, uvres dart ...) ne dépendent pas de nous, cest-à-dire pas de nos " états dâme" (croyances, convictions, états psychologiques ...) Cest pourquoi lépistémologie poppérienne est " sans sujet connaissant ".
Ce point est le premier sur lequel nous achopperons. Nous allons notamment tenter de montrer quune référence au sujet est possible, et éventuellement souhaitable, eu égard à une problématique dialogique.