Compréhension et communication chez K. R. POPPER

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1.2. Le nominalisme méthodologique

 1.2.1. La clarté, non la précision

 
 On sait qu’il importe beaucoup aux philosophes, en particulier ceux du XXème siècle, d’être précis dans leur langage, de "savoir de quoi ils parlent". La critique sans appel que la philosophie analytique adresse d’ailleurs à toute la littérature philosophique qui la précède, i.e. la "métaphysique" (prononcé avec un air de dégoût), est de ne pas savoir de quoi elle parle, ou plutôt de parler de n’importe quoi, voire de rien du tout, en utilisant des termes au mieux confus, au pire complètement vides de sens.

A ce verbiage informe s’oppose une quête d’exactitude inspirée de la méthodologie scientifique ; la « clarification des concepts » que propose Carnap comme unique tâche d’une philosophie enfin digne de ce nom s’inscrit dans cette optique . Il écrit notamment dans Der Logische Aufbau der Welt que son projet est « la recherche de définitions nouvelles pour des concepts traditionnels, en vue d’une plus grande clarté ». A cet endroit, il ne faut pas se méprendre : seule la précision dans l’emploi et l’acception des termes mène à la clarté dans l’expression, qui se confond complètement avec la signifiance (le fait d’être doué de sens [meaningfullness]). Carnap dit explicitement, d’ailleurs, dans La syntaxe logique du langage, que c’est à l’aide de tels concepts "clarifiés" qu’il sera possible d’envisager une « philosophie plus exacte ». On voit bien là qu’il ne distingue pas entre clarté et précision.
 

 Mais quel sens y-a-t-il à insister sur cette distinction ? N’est-ce pas fondamentalement contradictoire avec l’esprit poppérien ? On a souligné en effet que l’auteur de La connaissance objective recommande de ne pas s’attarder sur les questions de mots. Qui plus est, il n’y a pas dans notre cas ambiguïté d’un terme mettant en jeu quelque chose de plus vaste. C’est qu’au fond, l’important n’est pas de ne pas confondre clarté et précision, mais de dénoncer la quête de précision comme illusoire et dangereuse ; la différence est de taille. Ce que l’on trouve donc chez Popper est une critique de l’idéal de précision (lié fortement, on va le voir, avec celui de certitude), et non une querelle sur les mots qu’il faut employer.
 

 Il ne faudrait pas attribuer le souci de précision aux seuls philosophes du XXème siècle. On peut trouver chez maint auteur nettement plus "classique" des idées similaires ; Hume évoque dans la section VII de l’Enquête sur l’entendement humain l’ « explication exacte » des mots qui en fixerait le « sens précis » et résoudrait une part du problème que constitue la trop fréquente obscurité régnant en philosophie. Or, ce que nous avons appelé l’"idéal de précision" repose justement sur cette croyance en l’existence d’un "sens précis" dont nous informerait une définition exacte, autrement dit la définition véritable, rigoureuse, complète, du mot ou concept en question. L’idée frégéenne de « définition d’un concept » illustre à merveille ce que Popper nomme l’ « illusion du découpage », profondément essentialiste. Frege explique en effet, dans les Lois fondamentales de l’arithmétique, que l’on peut définir un concept en déterminant « de manière non ambiguë si un objet est subsumé ou non par le concept correspondant ». Puis il ajoute (et cela rend tout doute impossible) : « Pour utiliser une métaphore, le concept doit posséder des frontières nettes. »
 

 De manière plus générale c’est, comme pour Frege, par définition que l’on escompte gagner en précision, et éventuellement atteindre la précision. Selon Carnap, par exemple, expliquer une certaine chose, c’est la remplacer par le concept exact qui lui sert d’explicans. Mais on voit immédiatement l’écueil important que rencontre ce souhait : la régression à l’infini. En effet, il se trouvera toujours dans la nouvelle définition des termes à définir, puisque l’on veut être absolument précis. Sauf à admettre, comme Frege (mais également comme Aristote  - certes pas pour les même raisons), qu’on finit par arriver à des termes indéfinissables primitifs, parce que logiquement simples et minimaux. On reconnaît là ce qui fut la position de Frege, contre Hilbert notamment : le choix des termes indéfinis, comme les axiomes d’une théorie, n’est pas arbitraire.
 

 Pour Popper, cette situation est inextricable ; il écrit (Q.I. VII - p. 37) : « Ou bien nos termes indéfinis ou primitifs ont un sens traditionnel (lequel n’est jamais très précis), ou bien ils sont introduits par des "définitions implicites" - c’est-à-dire par la manière dont ils sont employés dans le contexte d’une théorie. » Mais dans ce cas, loin d’être plus précis, ils sont bien plus ambigus. Aussi l’avis de l’auteur de La logique de la découverte scientifique est-il sans appel : « des concepts "sans ambiguïté", ou ayant des "frontières tranchées", n’existent pas. » (id.)  C’est pourquoi la recherche de la précision ne peut pas, et ne doit pas, être une fin en soi. Elle entraîne au demeurant la plupart du temps une perte de temps et d’énergie « sur des préliminaires qui se révèlent le plus souvent inutiles » (Q.I. VII - p. 31) ainsi, ce qui est plus grave, qu’une perte de clarté dans l’expression. En effet, « clarté et précision sont des fins différentes, parfois même incompatibles » (P.S. I, préface de 1956 - p. 27) ; seule la clarté est une valeur intellectuelle - en tant qu’exigence ayant trait au discours et à sa présentation, elle conditionne la bonne marche de la discussion critique et sa possibilité. On comprend donc que Popper dise (C.O. II, 6 - p. 99) : « De mon point de vue, tendre à la simplicité et à la lucidité, c’est un devoir moral pour tous les intellectuels : le manque de clarté est un péché, la prétention un crime. » [c’est nous qui soulignons]
 

 Il sied toutefois de ne pas se méprendre sur le statut de l’idée de clarté. Pas plus que l’exactitude elle ne peut fournir un quelconque critère systématique de vérité ou de préférence. Comme souvent chez Popper, on procède par défaut ; autrement dit, la clarté et la distinction constituent des traits « tels que l’obscurité et la confusion sont susceptibles d’être des indices d’erreur » (C.R. Introd. , VII, Thèse 7 - p. 54). On voit en quoi il s’agit surtout d’un principe régulateur, une sorte de critère "pragmatique" (Popper n’eut sans doute pas aimé cette appellation), témoin d’un état d’esprit ouvert à la critique. Il est en effet fort difficile de soumettre à la critique des idées présentées de façon obscure et floue.

 La suspicion à l’égard de la terminologie doit être vue en ces termes également ; ce qui est refusé n’est pas l’apport, parfois réel, que peut donner une mise au point sur le sens d’un mot, mais l’attitude obscurantiste qui peut se cacher derrière le "pointillisme linguistique". Ce que vise Popper, c’est bien « la terminologie prétentieuse et la pseudo-exactitude qu’elle implique » (P.S. I , Préface de 1956 - p. 27), au nom de ce que l’on appellera son "principe d’effort" : « Ce qui peut être dit doit, et peut, l’être avec toujours plus de simplicité et de clarté » (id.) Il convient de ne pas interpréter cette maxime en un sens "wittgensteinnien", insinuant qu’il y a des choses qui ne peuvent être dites (mais juste, par exemple, montrées), tant il n’est rien qui soit plus étranger à l’esprit de Popper que ce genre de mysticisme. Ce qu’il faut retenir est ce « devoir moral pour les intellectuels » qu’est le rejet de l’obscurité dans l’expression des idées, ainsi que le souci de n’être pas plus précis que la situation ne l’exige.  

 

   

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