Le titre de cette recherche peut sembler étrange ; les
deux termes accolés au nom de K.R. Popper ne sont pas les plus habituels
- on s’attend plutôt, quand il s’agit de l’auteur de La logique
de la découverte scientifique, à voir parler de falsification,
d’épistémologie, d’objectivité, ou encore de société
ouverte ou de rationalisme. Inéluctablement, nous aborderons une
grande partie de ces thèmes. Notamment celui du rationalisme, qui
va beaucoup nous préoccuper ; en effet, derrière l’expression
un peu énigmatique « compréhension et communication
» se cache un problème assez classique, celui des rapports
entre individus, des "relations humaines". Notre interrogation de départ
est à la fois simple et confondante : comment nous comprenons-nous
entre nous ? Cela tient-il du miracle, ou au contraire de l’événement
banal et élémentaire ?
Il apparaît assez vite que ces questions ne sont pas en
elles-mêmes très pertinentes, car sous-déterminées.
On ne peut en rester ni à l’étonnement ravi et béat
devant l’existence d’un phénomène comme la compréhension,
ni à l’agacement inverse, si on suspecte ledit phénomène
de n’être qu’une illusion rassurante. Il est vrai qu’en fait de compréhension,
on constate plus souvent le malentendu, voire l’incompréhension
(partielle ou totale). Soit. Mais on ne peut dire non plus que nous ne
nous comprenons absolument jamais(1)
. Il y a donc de la compréhension, cela semble même lié
à l’existence du langage.
Le problème est ainsi déplacé ; la question
qui se pose maintenant est celle de savoir si les malentendus sont de purs
accidents dûs à des négligences humaines coupables
(qui seraient le fait, par exemple, d’individus maniant une langue obscure
et ambigüe(2)
), ou s’ils ne sont pas plutôt le lot de l’humanité et du
langage, obstacles que nous pourrions travailler à réduire.
C’est au niveau de la deuxième option que nous avons rencontré
K. Popper, et son nominalisme méthodologique ; selon cette thèse,
on ne doit pas se soucier outre mesure des problèmes que pose
le langage (notamment les difficultés terminologiques), car les
mots ne sont que des outils servant à exprimer des propositions
qui ne dépendent pas directement d’eux. L’idée est lumineuse.
Elle permet de sortir de l’ornière dans laquelle tout un pan de
la philosophie s’est, parfois inconsciemment, plongé (jusqu’aux
analystes du langage de notre siècle), celle de la quête de
la précision.
Mais nous nous trouvons alors face à d’autres difficultés.
Puisque l’idée d’une langue qui soit par elle-même précise
et exempte d’ambiguïtés est illusoire, c’est qu’il dépendra
de nous de surmonter les problèmes de compréhension. Et comme
il n’y a pas de formule, de recette miracle et définitive, permettant
de nous aider dans cette tâche, il faudra s’y consacrer sans relâche.
Si toutefois on l’accepte. Tel est le dernier, mais plus important, obstacle
; il semble en effet que face à une tâche importante et délicate,
on a plus souvent préféré contourner la question
pour la déclarer mauvaise. Pour l’essentiel, ces sinuosités
ont abouti dernièrement à l’idée que ce qui importe
est la communication, comprise soit comme moyen aisé et efficace
de compréhension, soit comme succédané dont l’omniprésence
est censée camoufler la vacuité. C’est l’ère des théories
de la communication, puis des écoles correspondantes, et enfin la
naissance des "communicateurs", pour qui les problèmes de compréhension
sont subordonnés à des considérations quantitatives
et stratégiques. C’est à se demander si on parle bien de
la même chose. De fait, comme nous le verrons, on ne parle plus
exactement de la même chose. Aussi affirmons-nous le besoin de recentrer
la question.
Nous tenions pour évident que parler de communication revenait
à traiter des rapports inter-individuels, spécialement langagiers
; d’où le lien avec le thème de la compréhension.
Il semble qu’il n’y ait là rien d’évident. Aussi reprendrons-nous
tout par le début, à savoir les problèmes de terminologie,
de précision du langage, en bref : "les questions de mots". Suivant
Popper, dont la pensée nous paraît toujours recèler
de nouvelles idées plus riches que les précédentes,
nous partirons du constat de la faillibilité humaine ; il va là
d’une décision dont l’enjeu, nous semble-t-il, est éthique.
L’attitude critique (qui est la conséquence de l’option faillibiliste)
est le meilleur rempart contre tous les autoritarismes et dogmatismes intellectuels(3)
, lesquels ont essentiellement prouvé dans l’histoire de la philosophie,
mais aussi et surtout dans celle de l’humanité, leur caractère
nocif. Elle est en outre la plus cohérente face à l’impossibilité
de jamais pouvoir asseoir des certitudes solides et définitives.
Mais elle est également la plus dérangeante comme la plus
exigeante ; aussi doit-elle perpétuellement se défendre contre
toutes les résurgences dogmatiques - et celles-ci sont légion
(l’idée moderne de communication en étant une parfaite illustration).
Nous invoquons donc la pensée de Popper pour traiter d’une
question qui n’en fait pas explicitement partie, à tout le moins
sous cet angle. Et nous n’aurons de cesse de montrer à quel point,
au fond, nous ne nous en écartons pas, quand même les apparences
(notamment l’emploi du terme "pragmatique") le pourraient laisser croire.
Nous nous intéresserons pour cette raison en profondeur à
l’épistémologie "sans sujet connaissant" de Popper, puis
procèderons à une critique des théories classiques
de la communication qui nous semblent, dans certaines mesures que nous
préciserons, dangereuses pour la rationalité critique. Aussi
proposerons-nous une autre vision de la communication, à notre sens
d’inspiration poppérienne, qui se base sur le souci de la compréhension
mutuelle et pacifique.