Compréhension et communication chez K. R. POPPER
***
1. Popper et les questions de mots
Ce chapitre a pour objet de présenter la conception
poppérienne du langage dont la simplicité ne doit pas masquer
limportance. On peut donner à cela plusieurs raisons.
En premier lieu, il est intéressant, du point de vue de
lhistoire de la philosophie, de noter à quel point Popper
se situe à contre-courant, en ce qui concerne le langage, de
lorientation massive prise au XXème siècle et que
on a coutume dappeler de nos jours le « tournant
linguistique » ; biface à lorigine, insufflé dun
côté par Nietzsche et Heidegger, de lautre par Frege et
Wittgenstein (tous penseurs doutre-Rhin), ce tournant a
conservé deux aspects pendant la majeure partie du siècle :
lun proprement continental (entendons européen) et
post-heidéggérien, lautre anglo-saxon, qui
sintitula philosophie analytique puis (bien que on
ne puisse en toute rigueur assimiler les deux écoles)
philosophie du langage ordinaire. Les dernières décennies
consacrent un rapprochement de ces tendances, confirmant
dautant plus limportance et la réalité - qui ne
peut plus être mise en doute - dudit « tournant linguistique de
la philosophie ».
Ce dernier, comme son nom lindique, place le
langage et son étude, quelle soit analyse à vocation
logique ou description suspicieuse, au centre des préoccupations
en exigeant quils soient lobjet exclusif de toutes
les recherches. Cest dire si K. Popper peut apparaître
comme le sympathique chien arrivant dans ce jeu de quilles, pour
qui les questions de terminologie sont de peu dimportance
puisque, selon lui, rien ne dépend des mots. Et il sagit
de sa part dune position réelle et ferme en fait de
philosophie du langage, non dune négligence distraite
dhomme de science. On mesure alors à quel point
lexpression « contre-courant » nest pas excessive
à son endroit ; il y aurait presque lieu de parler d «
exception », si on ne craignait lemphase - non
quaucun autre penseur nait axé au XXème siècle sa
réflexion sur quelque chose dextérieur au langage, mais
parce que Popper est lun des seuls à affirmer
ostensiblement quil faut se désintéresser du langage, que
les idées importantes ne correspondent pas à des concepts et ne
peuvent sy réduire.
Au-delà de laspect un peu inhabituel de cette
conception, il faudra bien voir les motivations profondes de
Popper, et chasser tout contresens. Il nest pas dans son
idée de soutenir que le langage est négligeable, quil ne
sert de rien de sattarder à son sujet - au contraire,
Popper propose même une théorie des fonctions du langage, et
insiste à mainte reprise sur son rôle fondamental.
Lintention exacte de lauteur de La connaissance
objective est de mettre la philosophie face à ses vrais
problèmes, qui ne sont pas de définir des termes ou de
déterminer quelles phrases ont un sens : ces préoccupations
sont stériles et porteuses dun danger dogmatique.
En second lieu, cette conception du langage mérite
dêtre inspectée dun point de vue plus interne, mais
pas moins important, car elle sous-tend constamment les
différentes options de la philosophie de Popper. Notre thèse
est presque triviale ; toutefois il est utile de la tester « sur
la longueur », et den tirer toutes les conséquences. On
peut notamment avancer (ce sera lobjet de notre second
chapitre) quelle nest pas sans lien avec
labsence de référence au sujet connaissant qui
caractérise lépistémologie poppérienne. Elle permet
également dexpliquer, ou à tout le moins de justifier, le
refus de toute approche pragmatique dont la première
conséquence est labsence de réelles thèses concernant la
communication (ce choix étant, au demeurant, perçu et
pleinement assumé par Popper). Notre but sera, dans le
troisième chapitre, de montrer que ceci ne fait pas à
proprement parler défaut, mais quil nest pas
contradictoire - car la place semble se trouver - dinclure
dans la pensée de Popper des thèses de ce type.
1.1. Critique de lessentialisme
« Mes mots prennent leur vol,
mais ma pensée se traîne.
Et des mots sans pensée natteignent pas le ciel. »
Shakespeare, Hamlet, Acte III, scène III.
A en croire ce quil écrit à ce propos dans La
quête inachevée (1) [cité dorénavant Q.I.], K.
Popper fut dès ses premières réflexions philosophiques
confronté à ce quil appela par la suite « essentialisme
», attitude consistant à se concentrer exclusivement - de
manière plus ou moins explicite - sur des problèmes de
terminologie et de définition, et contre laquelle il conçut
immédiatement une méfiance presque épidermique. Il ne
saperçut que nettement plus tard que la conviction
essentialiste, loin dêtre lexception, était comme
il lécrit lui-même « quasi-universelle » (Q.I. VI - p.
21). Dès lors, il ne cessa de remettre sur le métier son combat
contre elle.
1.1.1. Lerreur des philosophes
Popper utilisa le terme d« essentialisme » lors de la rédaction de Misère de lhistoricisme [cité ensuite M.H.], vers 1935, pour désigner la position quil identifiat, en étudiant la fameuse querelle dite des universaux, comme sopposant au nominalisme.
On pourrait faire ironiquement remarquer que cest, pour
quelquun qui dit naccorder aucune importance aux
mots, un souci superflu ; en effet, on oppose habituellement
audit nominalisme le réalisme, notamment platonicien. Pourquoi
donc créer un mot ? Cest que, ainsi que le note Popper,
cette appellation de "réalisme" met en jeu un terme «
quelque peu trompeur, comme on le voit par le fait que cette
théorie "réaliste" est appelée aussi quelquefois
"idéaliste"» (M.H. I, 10 - p. 36) - cest, de
fait, le cas en ce qui concerne la philosophie de Platon. Or, de
son côté, Popper tient à revendiquer un réalisme qui mérite
tout à fait son nom mais a pour caractéristique dêtre
anti-essentialiste. On voit donc bien quil y a un réel
intérêt à éviter la confusion en distinguant clairement les
deux positions. Qui plus est, le nominalisme, comme on aura
loccasion de le voir, partage avec lessentialisme
certains présupposés - nentrant pas en compte dans la
querelle des universaux. Aussi est-on vraiment fondé à
introduire un troisième terme.
Quoiquil en soit, la réaction immédiate de
Popper fut de considérer que limmense majorité des
philosophes se fourvoyat en dirigeant ses efforts sur le sens des
mots, réduisant ainsi parfois son activité à la recherche de
définitions exactes censées être les seules à donner accès
à la connaissance. Il séleva tout dabord violemment
contre lattitude, qualifiée dobscurantiste,
consistant à tenter de tirer quelque chose dimportant des
significations de certains mots, tant il lui semblait naturel que
de telles préoccupations fussent stériles. Il se forgea alors
un principe : « Ne jamais débattre des mots et de leur sens
parce que de telles discussions sont spécieuses et ne signifient
rien » (Q.I. VI - pp. 20-21). Il raconte même quelle aversion
pour la philosophie lui donna la lecture de lEthique de
Spinoza, où il ne trouva que « définitions qui (lui) parurent
arbitraires et sans intérêt, érigeant en axiome ce dont il
était question, si tant est quil y ait eu quelque chose en
question » (id. - p. 21). Le moins que on puisse dire est
que le jeune Popper ne fut pas séduit par la "grande
métaphysique".
Il faut toutefois nuancer ces propos qui, présentés ainsi, sont susceptibles dinduire en erreur. Popper ne conserva fort heureusement pas son aversion pour la philosophie (ni pour Spinoza !) et la lecture de Kant y fut sans doute pour quelque chose. Il ne faudrait pas en outre exacerber cette première impression quil eut et faire de sa réaction un peu violente contre le verbiage en général, ou ce qui peut sembler tel, son unique opinion à légard de la philosophie. Bien quil continue - à raison - de reprocher aux philosophes de sempêtrer ponctuellement dans des pseudo-problèmes linguistiques (cf. La connaissance objective [cité par la suite C.O.] II, 1 - p. 84), il sied de rappeler que Popper fut lun des rares défenseurs de la "métaphysique" (i.e. des questions au sujet desquelles aucun test empirique ne peut trancher) face aux néopositivistes et aux philosophes analytiques - notamment Wittgenstein et Carnap - contre lesquels il soutint toute sa vie durant quil existait de véritables problèmes philosophiques, quil était possible den discuter de manière critique, mais quil ne sagissait absolument pas de questions verbales ou de définitions.
Pourtant, comme on le peut constater, il
avait toutes les raisons de comprendre la condamnation
wittgensteinnienne qui fait de toute la philosophie un tissu de
non-sens brodé au moyen derreurs grammaticales et de
confusions terminologiques. Mais, sil est bien certaines
questions qui savèrent vides dintérêt en
philosophie, et si le verbiage post-hégélien lénerve
autant quil peut énerver lauteur du Tractatus,
Popper affirme quon ne peut réduire la philosophie à ces
constatations pessimistes qui la voudraient superflue.
Wittgenstein, on le sait, entend définitivement réduire la métaphysique au silence à la fin du Tractatus logico-philosophicus ; il dit en effet en 6.53 : « La juste méthode de philosophie serait en somme la suivante : ne rien dire sinon ce qui se peut dire, donc les propositions des sciences de la nature - cest-à-dire quelque chose qui na rien à voir avec la philosophie - puis à chaque fois que quelquun tenterait de dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer quil na pas donné de signification à certains signes dans ses propositions » . Popper admet lui-même dans Le réalisme et la science (Post-scriptum à La logique de la découverte scientifique, I [cité ensuite P.S. I] ) quil ne se sent pas complètement étranger à létat desprit de cette réaction, ainsi que nous le suggérions. Il écrit dailleurs, après avoir évoqué Wittgenstein : « Il se trouve que moi aussi, les écrits philosophiques mimpatientent souvent. Je suis tout disposé à reconnaître quune bonne partie de cette littérature nest guère mieux que du charabia : on y philosophe sans toucher à aucun vrai problème » (P.S. I, III - p. 213).
Toutefois, Popper continue malgré tout de soutenir
quil existe des problèmes philosophiques réels et que «
les énoncés métaphysiques peuvent parfaitement présenter
(...) et un sens et un intérêt » (id.) Ceci explique pourquoi,
à plusieurs reprises au cours de son uvre, il note le
besoin urgent de « défendre la philosophie » contre ceux qui,
dans la mouvance de lempirisme logique, voudraient lui
dénier la possibilité de traiter dautre chose que de
problèmes terminologiques préalables. En cela il soppose
radicalement au Cercle de Vienne, qui sefforce avec
acharnement de développer les conceptions du premier
Wittgenstein. On a du mal pour cette raison à comprendre comment
Popper a pu être assimilé audit Cercle de Vienne , alors même
quil était désigné par ses membres comme le
représentant de « lopposition officielle » (selon les
termes dOtto Neurath). Il est, de fait, peu difficile de
mesurer ce qui les sépare, si on garde à lesprit
le refus poppérien de traiter des problèmes de mots et
dassimiler aux questions de significations celles de
vérité, revendiquant de la sorte lexistence de vrais
problèmes philosophiques tandis que pour le Cercle il
nexiste rien de tel, la philosophie ne consistant
quà brasser des mots dénués de sens pour gloser sur des
pseudo-problèmes.
Il est à espérer que se dissipe la confusion
consistant à faire de Popper un positiviste logique au même
titre, par exemple, que Carnap. Il suffit pour ce faire
simplement de lire un peu Popper (ou Carnap, qui naurait
sans doute pas compris quon fît de Popper son compagnon de
bataille), et on ne trouvera plus ce genre de malheureuse
phrase : « Le cercle de Vienne qui se constitue au début des
années 20 autour de M. Schlick, (...) avant de compter parmi ses
membres Rudolf Carnap et Karl Popper, illustre parfaitement ce
renouveau dun empirisme à tendance positiviste (...) » ,
assez révélatrice de létat dignorance qui règne
encore en France à légard de la pensée de Popper.
Cest tout de même bien Popper qui écrit, dans How I See
Philosophy (V) : « si je navais pas de problèmes
philosophiques sérieux ni lespoir de les résoudre, je
naurais aucune excuse dêtre philosophe »,
déclaration pour le moins étrangère à lesprit du
Cercle. Cela étant dit, on ne peut pas non plus trop
radicalement opposer Popper et ses amis de Vienne, pour cette
raison que ce sont, de fait, pour lessentiel ses amis, et
que, malgré leurs divergences (non négligeables) ils sont
"du même côté", autrement dit du côté du
rationalisme. Popper peut leur reprocher de parfois mal le
défendre, mais ses critiques visent la plupart du temps des
penseurs comme Carnap ou Neurath ; on peut le suspecter
davoir un peu rapidement assimilé le Cercle de Vienne à
ces deux seuls philosophes. Schlick naurait, au fond,
certainement pas nié lexistence de problèmes
philosophiques réels, ni son intérêt pour leur résolution. Et
le fait que Popper soit déclaré « opposition officielle »
indique bien quil sagit dun critique "de
lintérieur".
Toujours est-il que ce qui constitue aux yeux de Popper
lerreur générale des philosophes, autrement dit le
préjugé essentialiste, nest assurément pas le seul fait
des analystes du langage du XXème siècle. Qui plus est, on a du
mal à ne pas voir dans lattitude passionnément
anti-métaphysique de ces philosophes une tentative
dipienne désespérée qui au bout du compte reste
prisonnière de ce quelle entendait détruire, tant il est
vrai, et Wittgenstein lavait tout de suite vu, quelle
nest elle-même quune théorie métaphysique et par
là - selon ses propres critères - vide de sens.
Mais ce nest pas tout ; car elle ne fait au fond quhériter du legs essentialiste de la tradition philosophique et perpétue ainsi son erreur. On sait en effet quAristote était perçu par les philosophes analytiques comme le précurseur de lanalyse des significations ; mais il devait lui-même le souci essentialiste de la définition à son maître Platon, à qui Popper attribue la "paternité" de lessentialisme. A partir de lui, toute la philosophie sest organisée autour de ce thème.