Compréhension et communication chez K. R. POPPER
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1.1.2.
Origine et perpétuation de lessentialisme
On trouve chez Platon la première théorie
"réaliste" de lhistoire de la philosophie qui,
malheureusement pour lintelligibilité de notre propos, est
sous certains aspects également "idéaliste". Elle est
bien connue sous le nom de théorie des Formes, ou théorie des
Idées, et tient que le monde sensible, cest-à-dire le
nôtre, changeant, composé dapparences trompeuses, est le
reflet imparfait dun monde intelligible, qui nest
celui de personne puisque divin et immuable ; on trouve dans ce
dernier les Formes ou Idées, entités parfaites paradigmatiques
dont notre bas-monde ne contient que des pâles copies.
Cest un réalisme car lesdites Formes sont réelles,
cest-à-dire existent vraiment, et même "existent
plus" que les copies sensibles auxquelles nous avons accès,
corruptibles et fragiles. On peut par exemple détruire une
table, la réduire en copeaux ; mais comment détruire
lIdée de table ?
Cest dans un sens différent que Popper est réaliste
; il distingue non pas deux mais trois "mondes",
cest-à-dire niveaux de réalité. Le premier, joliment
nommé Monde 1, est celui des objets physiques (les tables, les
arbres, mais également, par exemple, les champs de force) ; le
Monde 2 est celui des expériences subjectives, des états
mentaux et des sentiments en général (crainte, douleur, espoir
ou, entre autre, rages de dent) tandis que le Monde 3 regroupe
tout ce que lon peut appeler les contenus objectifs de
pensée - autrement dit, cest celui des productions de
lesprit humain : théories, oeuvres darts, problèmes
...
Sil y a quelques similitudes entre ce Monde 3 et le
monde intelligible de Platon, les différences sont nombreuses et
de taille. En effet, alors que le monde des Formes est divin et
ne contient que des choses vraies, celui de Popper englobe
indifféremment toutes les théories possibles, fussent-elles
vraies ou fausses, et il est surtout un produit de
lactivité humaine, donc en dépend dans une certaine
mesure - ce qui loppose radicalement au monde fixe et
absolu des Formes.
Mais ce nest pas là, en ce qui concerne notre
question, le point le plus important. On la dit, la thèse
de Popper est que Platon est le père de ce quil appelle
lessentialisme, même si cest à Aristote quil
attribue à proprement parler la fondation de
lessentialisme méthodologique (confer M.H. I, 10 - pp. 37
et 8). En cela, ce dernier consacre lhéritage platonicien
dune théorie de lexplication ultime, qui
caractérise tout lessentialisme, et selon laquelle la
"connaissance" des Formes permettrait dattendre
une explication finale, non susceptible dêtre à son tour
questionnée, i.e. une explication par les essences. «
Cest une théorie de lexplication ultime ;
cest-à-dire (...) dont on ne peut pas, et dont on na
pas besoin dexpliquer davantage lexplicans . Il
sagit là dune théorie de lexplication par des
mots hypostasiés » (C.O. III, 5.1 - p. 203).
Popper cite à son appui le Phédon (100 c) : « Il est
(...) pour moi évident que, si la beauté appartient à quelque
chose encore hors du Beau en soi, il ny a absolument aucune
autre raison que cette chose soit belle, sinon quelle
participe au Beau dont il sagit. Et pour tout jen dis
autant » . On pourrait non sans humour voir dans cette
attitude de Platon un geste décisif pour lhistoire de la
philosophie, du genre de celui dAristote (en Métaphysique
E, 1) dans lequel, on le sait, Heidegger voit lorigine du
recouvrement de lontologie par la théologie. Popper, de
fait, en note les influences considérables ; après Platon, les
philosophes se sont toujours situés par rapport à cette
théorie, devenant soit nominalistes, soit essentialistes. En
conséquence, « ils se sont davantage intéressés à la
signification (essentielle) des mots quà la vérité et à
la fausseté des théories » (C.O. III, 5.1 - pp. 203 et 4).
Pour les nominalistes, les termes que lon nomme
universaux - en cela quils sopposent aux termes
particuliers, ou individuels ; ce sont par exemple la
"blancheur", la "justice" opposés à
"ma voiture blanche", "la déclaration des droits
de lHomme" - ne sont rien de plus que des
dénominations classificatrices et conventionnelles. Le
"beau" est une simple étiquette accolée à la classe
de tout ce qui est susceptible dêtre beau : oeuvres
darts, jeunes filles ou, pourquoi pas, juments. Il
nexiste en dehors de cela rien de tel que le "beau en
soi" ou l"idée de beau" ; le précepte du
nominalisme est explicite : il ne faut pas multiplier les
entités sans nécessités. On a peu de peine à voir en quoi il
soppose diamétralement au platonisme qui soutient, comme
toutes les variantes essentialistes qui lui succédèrent, que
lon ne peut attribuer à plusieurs choses particulières le
même terme générique quen fonction dune
propriété précise quelles ont en commun (par exemple le
fait dêtre belles, ou blanches, ou éventuellement les
deux) et qui est quelque chose en plus, dont on peut autant -
voire mieux - parler que desdites choses singulières. Ce qui
explique que les essentialistes posent des questions en termes de
« Quest-ce que...? » (« Quest-ce que la beauté ?
», « Quest-ce que la matière ? » ...), puisquils
pensent quune réponse est possible, quelle donne
accès à la nature véritable, essentielle, de ces mots et,
partant, aux essences quelles dénotent.
A lorigine de cette conception il y a selon Popper
une confusion grave entre sens et vérité qui repose, entre
autre, sur une sorte de croyance animiste dans une autorité, ou
un pouvoir, des mots. Il formule cette idée dans P.S. I
(Première partie, chap. IV, 33, Addendum - p. 280, note 5), où
il émet lhypothèse que cette croyance pourrait tenir «
au processus même dapprentissage de la parole, lié chez
lenfant à la découverte de la possibilité de maîtriser
son environnement par lémission de bruits
pré-linguistiques ». On peut quoiquil en soit la voir se
manifester dans lassimilation, caractéristique de
lessentialisme du sens et de la vérité, laquelle
assimilation se fonde sur limpression (inconsciemment très
répandue) que découvrir le vrai nom dune chose est
acquérir une connaissance. Il y a en fait là « un élément
résiduel de cette croyance magique qui veut que nous acquérions
du pouvoir sur une divinité ou un esprit dès lors que nous
sommes parvenus à connaître son vrai nom : en proférant
celui-ci, nous avons le pouvoir dinvoquer ou de convoquer
cette divinité » (Conjectures et réfutations [cité ensuite
C.R.], introduction, XII - p. 40).
Il semble clair quil ne peut aller de la vérité
comme du sens ; demblée lon voit que lon peut
parler de la vérité dun énoncé (ou dune
assertion, ou dune théorie), mais pas de celle dun
mot ou dun concept. En effet, un concept nest ni
vrai, ni faux. Pourtant, linterprétation essentialiste lie
si fortement sens et vérité quelle en vient à les
traiter sur le même plan, mettant en avant la quête du « sens
véritable de nos propositions », selon lexpression de
Schlick . Doù limportance accordée aux questions de
définitions, quelles soient posées sous la forme ancienne
en « Quest-ce que » (comme dans les dialogues de Platon)
ou sous sa variante moderne analytique en « Quelle est la
signification du mot ... », qui revient exactement au même.
Et lhistoire de la philosophie voit ce souci acharné
des définitions exactes, censées donner un savoir
supplémentaire, perdurer de siècle en siècle, même chez les
adversaires de Platon qui restent prisonniers dune sorte de
préjugé essentialiste en ce qui concerne les mots. On le
retrouve, sous des formes diverses, chez Berkeley, Wittgenstein
et leurs émules, autant que chez Husserl (et un pan entier de la
phénoménologie - que lon songe un instant à l «
intuition des essences »), Hume, Moore ou Carnap (on sait, par
exemple, que ces deux derniers prônent respectivement
lanalyse philosophique et lexplication des concepts).
Ces philosophes accordent aux problèmes concernant les mots et
leur signification une place majeure et sont tributaires de ce
que lon a appelé la décision platonicienne, spécialement
en ce qui concerne lidée dexplication ultime qui
sous-tend, on le verra, lidéal de précision
terminologique.
Contre cette tendance prédominante, Popper maintient que
les questions de définitions sont « toujours sans objet, sans
intérêt philosophique ou scientifique » (P.S. I , 33, Addendum
- p. 277) ; il cite également K. Menger à son appui, qui écrit
que « les définitions sont des dogmes ; seules les conclusions
que nous en tirons peuvent nous offrir un nouvel aperçu des
choses » , et répète inlassablement que les mots que nous
employons nont en soi pas dimportance. « Ce qui doit
être pris au sérieux, ce sont les questions qui concernent les
faits, et les affirmations sur les faits : les théories et les
hypothèses ; les problèmes quelles résolvent ; et les
problèmes quelles soulèvent » (Q.I. VII - p. 23). Il ne
faut pas pour autant voir en Popper une sorte danarchiste
du langage rejetant lidée de précision pour on ne sait
quel motif obscur et affirmant quil ny a quà
parler sans se soucier des termes que lon emploie.
Sil soutient bien quil ne faut pas sy
intéresser outre mesure, et surtout ne pas en faire son unique
objet détude, cest quil tient que la vertu
cardinale de lexpression ne doit pas être la précision,
mais la clarté. Cela ne lempêche pas de faire néanmoins
quelques concessions aux soins terminologiques (parfois à ses
dépens, comme nous allons le voir tout de suite), pourvu
quil sagisse toujours de préoccupations ponctuelles
et uniquement motivées par une situation donnée.
Popper admet fréquemment quil est certaines
situations dans lesquelles des éclaircissements à propos des
mots employés sont utiles ; il écrit par exemple dans How I See
Philosophy (VI) : « Je ne pense pas que la philosophie consiste
en la résolution de "puzzles" linguistiques ;
toutefois, lélimination de malentendus est parfois une
tâche préliminaire nécessaire. » Quant aux définitions, il
reconnaît volontiers quelles ne sont parfois pas dénuées
dintérêt, spécialement lorsquelles ont pour objet
de distinguer entre deux acceptions dun terme
généralement confondues, et « à condition que la confusion
ait été à lorigine de sérieuses difficultés » (P.S. I
, 33, Add. - p. 278). Ainsi signale-t-il lui-même que
lambiguïté du terme "connaissance" (ou
"savoir") facilite lerreur subjectiviste en
matière de théorie de la connaissance . Il est utile dans ce
cas de préciser quelle acception lon vise lorsque
lon emploie le terme. Cest ce quil fait
dailleurs dans C.O. III, 1 (pp. 186 à 8), lorsquil
prend soin de donner des exemples où "connaissance"
est employé au sens du Monde 2 ; cest-à-dire de la
connaissance subjective (comme dans la phrase « Jai
connaissance de sa décision »), et dautres où le même
mot relève du Monde 3, i.e. de la connaissance objective (comme
dans la phrase « Cette thèse est une contribution importante à
la connaissance »).
Lon voit bien quil ne sagit là que de
précisions, certes nécessaires parce que permettant
déviter une confusion grave, mais ponctuelles et
accordées uniquement eu égard à limportance de
lenjeu. Aussi, quand Popper consent dans C.O. II, 22 (pp.
142 sqq.) à faire quelques remarques sur le concept de
certitude, il signale quil y est contraint par les
absurdités régnant à ce propos : « Les définitions ou
analyses linguistiques de mots ou de concepts ne
mintéressent pas le moins du monde. Mais, à propos du
terme de "certitude", on a tellement dit nimporte
quoi, que je dois me résoudre à dire ici quelque chose, pour
lamour de la clarté » (id.) Cest dire que cela ne
procède pas dune attitude systématique ou dune
méthode dexplication des concepts par recherche de
définitions. Car, même lorsquil sattarde sur le
sens dun terme, il ne sagit pour Popper que
dune tâche préalable, puisque « rien ne dépend des mots
» (C.O. II, 33 -p. 172).
En dehors de cette perspective, les questions de
terminologie sont inutiles et stériles. On peut noter comment
Popper rejette le prétendu problème de savoir sil faut
parler, dans le cadre de la théorie de la vérité de Tarski, de
"propositions" ou d"énoncés" ; pour
lui, cette question est sans intérêt, parce
quessentiellement verbale. Il écrit : « Pour mieux
montrer mon mépris à légard de ce genre de critiques
verbales, jai tout simplement adopté la terminologie de
mes adversaires » (C.O. IX, 1 - p. 471, note 2) ; ce faisant, il
suit là le conseil quil prodigue en général - à savoir
: face aux objections de pure terminologie, échanger ses termes
pour ceux que propose linterlocuteur . Et son argumentation
ne sen trouve pas affectée.
Cest sans compter toutefois sur linégal souci
dhonnêteté ou de clarté qui règne chez les penseurs. Il
peut être édifiant de relater à ce sujet la mésaventure de
Popper à propos du terme "corroboration" (ou, pour
être exact, de lexpression "degré de
corroboration").
Dans La logique de la découverte scientifique [cité par
la suite L.D.S.], il est dit que si les théories scientifiques
ne peuvent être vérifiées, elles peuvent résister plus ou
moins aux tests, et que cest entre autre en fonction de ce
critère que lon peut établir une préférence ou un choix
entre théories concurrentes (en dehors du fait trivial
quune théorie qui ne résiste pas à de nouveaux tests se
trouve réfutée, et que lon na en conséquence plus
de motivations rationnelles de la préférer à dautres ).
Popper parle alors de degré de corroboration dune
théorie, désignant le degré auquel elle a résisté aux tests
les plus sévères. Le terme employé dans le texte allemand
original est « Bewährung » ; il avait été délibérément
choisi de manière à être neutre, autrement dit afin de
nêtre pas demblée associé à lidée de
probabilité, puisque Popper estime précisément que
lorsquune théorie résiste à des tests, elle
naccroît pas pour autant son degré de probabilité.
Lhistoire se complique quand Carnap traduit
lexpression de Popper « Bewährungsgrad » par la locution
anglaise « degree of confirmation » . Popper sinquiéta
de ce choix, à cause des associations provoquées par
lidée de confirmation (établir fortement, prouver,
vérifier ...), et signala à Carnap vers 1938 que « degree of
corroboration » conviendrait mieux. Mais comme ledit Carnap
déclinait la proposition, Popper, considérant que les questions
dappellation nont pas dimportance, accepta la
traduction même si elle ne lui plaisait guère. Il se retrouva
cependant vite face à la confusion quil avait cherché à
éviter : en quelques années lexpression "degré de
confirmation", utilisée par Popper lui-même dans plusieurs
articles, était devenue synonyme de "probabilité"
(cest dans ce sens en effet que lemploie Carnap dans
les Logical Foundations of Probability, en 1950). Personne ne
sétait jamais soucié des remarques et mises en gardes
répétées de lauteur de La logique de la découverte
scientifique contre cette dérive sémantique ; si bien
quil décida alors dutiliser "degré de
corroboration" pour désigner sa thèse et afin
déviter quon lassociât plus longtemps, dans
un parfait contresens, à une évaluation soumise aux règles du
calcul des probabilités.
Il est sans doute délicat de faire la part entre le
malentendu réel (à lorigine, en employant "degré de
confirmation", Carnap avait probablement à lesprit
lidée poppérienne de simple "degré de
résistance") et ce qui relève éventuellement de la
négligence coupable - on a pu, par exemple, reprocher à Popper
de se contredire , puisquil avait employé lui-même le mot
"confirmation" ! Difficile, là aussi, de déterminer
sil sagit détourderie ou de mauvaise foi.
Quoi quil en soit, la confusion est dautant
plus regrettable que, comme le note Popper (P.S. I , 29 - p.
247), « le terme "confirmation" a de fortes
connotations vérificationnistes ». Il véhicule en effet
lidée dune progression vers un degré de certitude
tendant à être définitif, ce qui va à lencontre
complète de la conception poppérienne de la science (qui est,
on le sait, falsificationniste, alors que le vérificationnisme
est prôné par les empiristes logiques).
Lon constate par cet exemple, un peu anecdotique
quoique très révélateur, quil est impossible de ne
jamais soccuper de terminologie. Mais il ne faut pas pour
autant sombrer dans le souci systématique de la définition. Il
y a effectivement intérêt, quand plusieurs acceptions dun
mot sont confondues, à « attirer lattention sur cet état
de choses en montrant quil existe des énoncés qui sont
vrais lorsquon prend le terme dans lun ou
lautre des sens, et qui savèrent incompatibles dès
lors quon ne les distingue pas » (P.S. I , 33, Add. - p.
292). Mais en labsence de ce genre de risque, les questions
appelant des définitions restent « des questions vides » (id.)
Qui plus est, lerreur capitale de
lessentialisme méthodologique, et surtout de la
philosophie analytique, consiste à penser quil est
possible datteindre quelque chose comme une définition
exacte et, de manière plus large, un discours précis qui ne
faillisse plus par quelque ambiguïté ou confusion typique du
langage ordinaire. Car précision et exactitude sont, en matière
de discours, des idéaux trompeurs et néfastes.