Compréhension et communication chez K. R. POPPER

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2. Le retour du sujet connaissant

 

Dans ce second chapitre, nous tenterons de montrer qu’il est possible, sans entrer en totale contradiction avec la pensée de Popper, d’ajouter à ses considérations touchant l’entreprise critique caractéristique de la rationalité humaine plusieurs thèses ayant trait à la " communication" . Il nous faudra, pour ce faire, présenter dans le détail l’épistémologie poppérienne, que nous pouvons sans grand risque qualifier d’objectiviste puisqu’il l’appelle lui-même une " épistémologie sans sujet connaissant ". Nous verrons notamment comment s’y intègre sa théorie du langage et le rôle capital qu’elle joue en son sein. Après quoi nous essaierons, non pas de réintroduire le sujet connaissant, mais de montrer qu’il n’a jamais été réellement exclu puisque, comme nous tenterons de le démontrer, l’épistémologie poppérienne appelle elle-même une référence au sujet connaissant possible. Il ne s’agira pas pour nous de remettre en cause la séparation entre connaissance subjective et connaissance objective - car cette démarche serait, elle, anti-poppérienne - mais de soutenir qu’une théorie de la connaissance objectiviste avec référence à un sujet connaissant potentiel est possible, dans une mesure que nous préciserons. Notre thèse sera alors que des considérations pragmatiques ( comme celles que nous avons progressivement élaborées dans le premier chapitre) sont fort bien venues, voire nécessaires, la critique poppérienne de la pragmatique visant essentiellement des théories utilitaristes qui ne sont pas les nôtres. A nous de montrer qu’une pragmatique compatible avec les exigences de Popper peut exister.

Dans ce but, et en vue de notre troisième chapitre, nous reprendrons plusieurs thèses de Francis Jacques afin, entre autres, d’établir que la tradition critique, i.e. rationnelle, ne dépend pas que de certaines conditions sociales et institutionnelles mais également de choix individuels (certes subordonnés à des considérations " objectives" ). La raison en est que le medium principal de la critique est le dialogue. Il n’est pas le seul ; l’écrit, notamment la diffusion et la lecture des livres et articles, en est l’autre voie majeure, avec ses avantages que n’a pas le dialogue (organisation claire, construite et suivie de la pensée, support stable, accessible à un très grand nombre et conservable longtemps) mais également ses inconvénients - comme le notait déjà Platon, l’on ne peut poser de question à un livre ; c’est ce qui fait du support écrit un medium éventuellement plus opaque car il ne peut compenser par lui-même, à tout le moins pas directement, les défauts de compréhension du lecteur. Popper écrit (C.O. III, 2 - p. 193), avec assez d’humour, qu’" un homme qui lit un livre en le comprenant est une créature rare " (!) Nous ne dénions pas à l’écrit sa participation à la critique, qui est au moins aussi importante que celle du dialogue, voire plus. Mais nous nous occuperons de ce dernier pour la simple raison qu’il nous semble être la forme originelle de la pensée. En conséquence, le discours manuscrit peut être vu comme une modalité très spéciale du dialogue en général, qui se développe en solitaire et se fixe (c’est son avantage) ; elle reste au fond, pensons-nous, dialogique, car son intérêt primordial est que l’on peut lui " répondre" , y trouver des éléments de réflexion, des idées, comme lorsque l’on parle avec quelqu’un. Avec cet intérêt supplémentaire que l’on peut grâce à elle " parler" avec des individus absents (ou plutôt : apprendre d’eux), soit qu’ils résident loin, soit qu’ils ne soient plus de ce monde.

Nous traiterons donc du dialogue actuel exclusivement, mais en ne perdant pas de vue que ces considérations sont dans d’autres mesures valables pour ce dialogue fragmenté qui peut avoir lieu lorsque l’on produit la critique d’un livre ou d’un idée qu’on nous a transmise, i.e. en l’absence d’interlocuteur direct.

Toujours est-il que le dialogue met en jeu - jusqu’à dernier ordre ! - des individus ; or, aucun individu n’est constitutivement capable d’avoir de certitude sur ce qui est objectif. Lorsque l’on développe une théorie ou une idée, on est à la merci d’une erreur de raisonnement ou de présupposés plus ou moins inconscients dont on ne tient pas compte et desquels on infère ,sans le réaliser forcément, des énoncés qui peuvent être incohérents ou surmotivés. C’est pourquoi l’on dépend du contrôle intersubjectif ; c’est pourquoi la critique dépend de l’argumentation qui elle-même a nécessairement lieu au sein d’un dialogue (fut-il fictif, ou à des siècles d’intervalle ...) C’est également pourquoi une pragmatique critique, régissant le dialogue pour en exclure l’obscurantisme ou les malhonnêtetés, peut être très utile.

2.1. Une théorie de l’esprit objectif

Contre toutes les formes de subjectivisme (idéaliste, psychologiste ...) Popper soutient que la connaissance - au sens du savoir scientifique, philosophique, historique ... - est un fait objectif. Aussi faut-il bien selon lui ne pas la confondre ou l’assimiler aux phénomènes de connaissance subjective (simples états d’esprit ou dispositions de comportement). Il n’y va pas de la même chose lorsque je dis que je sais à quelle heure le train va arriver que lorsque je dis que je sais que 777 fois 111 font 86 247. C’est que la seconde " connaissance" relève du Monde 3, alors que ce n’est pas le cas de la première.

2.1.1. Production et autonomie du Monde 3

Comme nous l’avons brièvement exposé (supra 1.1.2.), le réalisme revendiqué par Popper consiste à distinguer entre trois niveaux de réalité " ontologiquement distincts " : un monde des états physiques, un des états mentaux, et un troisième des objets de pensée possibles. Ce Monde 3 est celui " des théories en elles-mêmes et de leurs relations logiques ; des argumentations en elles-mêmes ; et des situations de problèmes en elles-mêmes " (C.O. IV, 1 - p. 247). Nous avons déjà signalé plusieurs raisons qui l’éloignent du monde intelligible de Platon ; toutefois, ce dernier constitue aux yeux de Popper la première apparition en philosophie d’une théorie pluraliste, autrement dit qui aille au-delà d’un dualisme corps-esprit ou d’un monisme qui tente de réduire l’un à l’autre. Selon lui, en effet, les Formes platoniciennes se distinguent à la fois des corps, des esprits, ainsi que des expériences conscientes et inconscientes (les " Idées dans l’esprit ") ; en quoi elles " constituent un troisième monde sui generis " qui contient des objets de pensée possibles, lesquels " sont aussi objectifs que les visibilia qui sont des corps physiques " (id. - p. 246).

L’on comprend alors bien pourquoi le Monde 3 diffère également des Idées hégéliennes ; ces dernières sont " des phénomènes conscients ; des pensées se pensant elles-mêmes et habitant une sorte de conscience, (...) ou plutôt d’" Esprit"  " (C.O. III, 5.2. - p. 206). C’est dire si les termes d’" esprit objectif" ont pour l’auteur de la Grande Logique et pour celui de Conjectures et réfutations des sens complètement étrangers. Alors que Hegel personnalise son Esprit en une sorte de conscience divine - confondant en cela, selon Popper, processus de pensée et objet de pensée - le Monde 3 n’a rien d’une conscience humaine. En outre, dans la théorie hégélienne, même si Esprit Objectif et Esprit Absolu sont des sortes de productions humaines, l’homme reste essentiellement guidé à son insu par eux ; à l’inverse, Popper, même s’il note également les effets rétroactifs du Monde 3 sur les Mondes 1 et 2, accorde une place majeure à la création individuelle et insiste sur le fait que, quelqu’indépendance qu’il puisse acquérir, le Monde 3 reste toujours " impulsé" par l’homme et sa pensée. Aussi faut-il bien toujours veiller à ne pas voir dans les contenus de pensée qui peuplent le Monde 3 les pensées d’une sorte de conscience supra-humaine, un peu à la manière d’Aristote, de Plotin ou, donc, de Hegel. Ce ne sont pas des objets de pensée réels mais virtuels ou, disons, potentiels, en nombre infini et dont une part très restreinte seulement est susceptible de devenir objet de pensée réel. Toutefois, malgré son caractère de virtualité, le Monde 3 n’est pas absolument indépendant de l’activité humaine, dans la mesure où il ne naîtrait pas sans elle. Mais, une fois produit, il peut échapper à ses créateurs ; en quoi on peut dire qu’il s’agit clairement d’une production de l’homme qui le dépasse et qu’il ne maîtrise pas, même s’il n’y a que lui qui puisse y avoir accès et, de la sorte, agir dessus - dans une faible mesure. Nous dressions un constat somme toute similaire à propos du langage, vers la fin de notre premier chapitre ; cela n’a rien d’étonnant, puisque le langage fait précisément partie du Monde 3, en un sens précis et capital sur lequel nous allons revenir.

A l’appui de ses thèses, Popper use de plusieurs analogies assez éclairantes. Il écrit par exemple que " le troisième monde (...) est le produit des hommes, tout comme le miel est le produit des abeilles, ou comme les toiles d’araignées sont le produit des araignées " (C.O. IV, 4 - p.253). C’est dire s’il le conçoit bien comme un produit exosomatique, i.e. en dehors du corps - entendons extérieur, au sens d’objectif. Il s’agit d’un des points qui le différencie de tout ce qui ressort de la " connaissance subjective" , et l’y oppose diamétralement. Ainsi, par exemple, ma rage de dents n’est rien sans moi qui en souffre et, surtout, elle n’entraîne rien. En revanche, ce qui caractérise un produit objectif, c’est sa capacité à engendrer un nombre éventuellement infini de conséquences et de sous-produits pour la plupart imprévisibles avant-coup, qui sont des effets inintentionnels modifiant le contenu du Monde 3. Popper prend fréquemment l’exemple de l’ensemble des entiers naturels, qu’il considère - avec Brouwer et contre Kronecker - comme une invention humaine ; une fois qu’est conçue la possibilité d’itérer à l’infini apparaissent des conséquences inattendues qui, elles, ne sont pas créées à proprement parler, mais résultent objectivement (c’est-à-dire de manière totalement indépendante de notre bon vouloir) de la théorie élaborée. Ainsi de la distinction entre nombres pairs et impairs, ou de l’existence de nombres premiers ; ils sont " produits par le Monde 3 lui-même sans aucune autre intervention humaine " (Q.I. XXXVIII - p. 261) - en quoi l’on peut bien parler d’autonomie dudit Monde 3. Mais il ne reste pas moins vrai qu’il est essentiellement une création de l’esprit humain ; son objectivité, autrement dit le fait que ses objets soient régis par des lois propres, sources de conséquences involontaires, n’est, écrit Popper (id. - p. 262) " qu’un exemple (...) d’une règle beaucoup plus générale qui veut que toutes nos actions aient de telles conséquences " (on pense bien entendu à la politique, et notamment à la critique de l’historicisme). Il faut sans aucun doute voir là une constante dans la philosophie poppérienne : dès que je " jette" quelque chose hors de moi, je prends le risque d’en perdre complètement la maîtrise car cela ne m’" appartient" plus. Il ne s’agit ni de dépossession, ni d’aliénation, mais du lot de la réalité. Libre à quiconque de refuser de jouer le jeu, fusse au nom d’une hypothétique supériorité du subjectif et de l’interne - encore faut-il dans ce cas être cohérent et se taire complètement, puisque la parole est la chose que l’on " jette" le plus. Dans le cas contraire où l’on accepte sa condition d’être-au-monde (car c’est au fond, malgré l’ironie, bien de cela qu’il s’agit !) il faut prendre conscience de ces phénomènes de rétroaction.

Popper consacre, de fait, une part non négligeable de son analyse aux relations entre les trois Mondes. Sa thèse est qu’il y a deux types d’interactions larges : d’une part entre le Monde 1 et le Monde 2, d’autre part entre le Monde 2 et le Monde 3. Il est donc important de noter que " le premier monde et le troisième ne peuvent interagir, sauf au travers de l’intervention du second monde, le monde des expériences subjectives ou personnelles " (C.O. IV, 1 - p. 247). Quand on construit un immeuble, par exemple, il y a transformation du Monde 1 par le Monde 2, qui lui-même a probablement été dans le même temps " guidé" par des objets du Monde 3, comme les plans dudit immeuble, les lois d’architecture, de construction de bâtiments ... lesquels objets ont à l’origine résulté d’actions en provenance du Monde 2 (études d’ingénieurs, recherches scientifiques diverses) qui, pour certaines, ont pu trouver origine dans le Monde 1 (contraintes de sol à respecter, superficies maximales, résistance de certains matériaux ...) On voit par cet exemple qu’il y a perpétuel échange réciproque entre les deux premiers et les deux derniers mondes, le second ayant une place déterminante puisque lui seul permet d’effectuer le lien (il faut bien en effet que les théories, pour être concrètement appliquées à un moment donné, soient comprises par un individu et incluses dans un processus mental particulier). Ainsi le Monde 3 peut-il influer sur le Monde 2, puis par son truchement modifier le Monde 1 (un cynique exemple en sera l’explosion d’une bombe atomique) ; mais le schéma inverse est également valable (si, marquées par l’horreur d’Hiroshima, de nouvelles idées politiques et philosophiques font jour). Popper évoque " l’intervention des techniciens qui opèrent des transformations dans le premier monde en appliquant certaines conséquences [ des théories mathématiques]  " ; puis il ajoute que lesdites théories ont pu être développées à l’origine par d’autres individus (c’est généralement le cas) n’ayant éventuellement " eu conscience d’aucune des possibilités technologiques inscrites dans leurs théories " (C.O. IV, 2 - p. 248). Cela ressort de la part d’autonomie du Monde 3 que nous évoquions ; c’est selon Popper un argument de taille en faveur de la réalité objective des trois mondes - Popper qui propose de suivre Alfred Landé pour dire qu’" un corps existe ou (...) est réel si, et seulement si, on peut lui donner des coups de pieds et s’il peut, en principe, les rendre " (L’Univers irrésolu [ cité dorénavant P.S. II] , Epilogue - p. 95), autrement dit (et avec moins d’humour) s’il résiste. Et à bien y réfléchir l’on verra vite qu’une rage de dents (objet du Monde 2) résiste désagréablement, tout comme la Messe en si de J.-S. Bach (objet du Monde 3) - il est possible en effet qu’un musicien d’orchestre qui s’avise d’en changer quelques notes prenne un " coup de pied" de son chef.

Le pluralisme poppérien qui affirme la réalité séparée (c’est-à-dire indépendante) d’un monde objectif des théories et des problèmes se donne de cette manière les moyens de distinguer connaissance objective et connaissance subjective, et de refuser leur assimilation (au point de déclarer toute l’épistémologie subjectiviste " hors-sujet "). Il ne faut pas cependant y voir un rejet de tout rôle du sujet, mais plutôt une remise en place. C’est toujours (et uniquement) à l’homme qu’incombe la tâche d’avoir à comprendre les objets du Monde 3 qu’il crée, que d’autres ont créés, ou qui sont les conséquences de ces créations. Dans cette optique, on ne peut négliger l’importance du langage.

 

 

   

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