Compréhension et communication chez K. R. POPPER
***
2. Le retour du sujet connaissant
Dans ce second chapitre, nous tenterons de montrer quil est possible, sans entrer en totale contradiction avec la pensée de Popper, dajouter à ses considérations touchant lentreprise critique caractéristique de la rationalité humaine plusieurs thèses ayant trait à la " communication" . Il nous faudra, pour ce faire, présenter dans le détail lépistémologie poppérienne, que nous pouvons sans grand risque qualifier dobjectiviste puisquil lappelle lui-même une " épistémologie sans sujet connaissant ". Nous verrons notamment comment sy intègre sa théorie du langage et le rôle capital quelle joue en son sein. Après quoi nous essaierons, non pas de réintroduire le sujet connaissant, mais de montrer quil na jamais été réellement exclu puisque, comme nous tenterons de le démontrer, lépistémologie poppérienne appelle elle-même une référence au sujet connaissant possible. Il ne sagira pas pour nous de remettre en cause la séparation entre connaissance subjective et connaissance objective - car cette démarche serait, elle, anti-poppérienne - mais de soutenir quune théorie de la connaissance objectiviste avec référence à un sujet connaissant potentiel est possible, dans une mesure que nous préciserons. Notre thèse sera alors que des considérations pragmatiques ( comme celles que nous avons progressivement élaborées dans le premier chapitre) sont fort bien venues, voire nécessaires, la critique poppérienne de la pragmatique visant essentiellement des théories utilitaristes qui ne sont pas les nôtres. A nous de montrer quune pragmatique compatible avec les exigences de Popper peut exister.
Dans ce but, et en vue de notre troisième chapitre, nous reprendrons plusieurs thèses de Francis Jacques afin, entre autres, détablir que la tradition critique, i.e. rationnelle, ne dépend pas que de certaines conditions sociales et institutionnelles mais également de choix individuels (certes subordonnés à des considérations " objectives" ). La raison en est que le medium principal de la critique est le dialogue. Il nest pas le seul ; lécrit, notamment la diffusion et la lecture des livres et articles, en est lautre voie majeure, avec ses avantages que na pas le dialogue (organisation claire, construite et suivie de la pensée, support stable, accessible à un très grand nombre et conservable longtemps) mais également ses inconvénients - comme le notait déjà Platon, lon ne peut poser de question à un livre ; cest ce qui fait du support écrit un medium éventuellement plus opaque car il ne peut compenser par lui-même, à tout le moins pas directement, les défauts de compréhension du lecteur. Popper écrit (C.O. III, 2 - p. 193), avec assez dhumour, qu" un homme qui lit un livre en le comprenant est une créature rare " (!) Nous ne dénions pas à lécrit sa participation à la critique, qui est au moins aussi importante que celle du dialogue, voire plus. Mais nous nous occuperons de ce dernier pour la simple raison quil nous semble être la forme originelle de la pensée. En conséquence, le discours manuscrit peut être vu comme une modalité très spéciale du dialogue en général, qui se développe en solitaire et se fixe (cest son avantage) ; elle reste au fond, pensons-nous, dialogique, car son intérêt primordial est que lon peut lui " répondre" , y trouver des éléments de réflexion, des idées, comme lorsque lon parle avec quelquun. Avec cet intérêt supplémentaire que lon peut grâce à elle " parler" avec des individus absents (ou plutôt : apprendre deux), soit quils résident loin, soit quils ne soient plus de ce monde.
Nous traiterons donc du dialogue actuel exclusivement, mais en ne perdant pas de vue que ces considérations sont dans dautres mesures valables pour ce dialogue fragmenté qui peut avoir lieu lorsque lon produit la critique dun livre ou dun idée quon nous a transmise, i.e. en labsence dinterlocuteur direct.
Toujours est-il que le dialogue met en jeu - jusquà dernier ordre ! - des individus ; or, aucun individu nest constitutivement capable davoir de certitude sur ce qui est objectif. Lorsque lon développe une théorie ou une idée, on est à la merci dune erreur de raisonnement ou de présupposés plus ou moins inconscients dont on ne tient pas compte et desquels on infère ,sans le réaliser forcément, des énoncés qui peuvent être incohérents ou surmotivés. Cest pourquoi lon dépend du contrôle intersubjectif ; cest pourquoi la critique dépend de largumentation qui elle-même a nécessairement lieu au sein dun dialogue (fut-il fictif, ou à des siècles dintervalle ...) Cest également pourquoi une pragmatique critique, régissant le dialogue pour en exclure lobscurantisme ou les malhonnêtetés, peut être très utile.
2.1. Une théorie de lesprit objectif
Contre toutes les formes de subjectivisme (idéaliste, psychologiste ...) Popper soutient que la connaissance - au sens du savoir scientifique, philosophique, historique ... - est un fait objectif. Aussi faut-il bien selon lui ne pas la confondre ou lassimiler aux phénomènes de connaissance subjective (simples états desprit ou dispositions de comportement). Il ny va pas de la même chose lorsque je dis que je sais à quelle heure le train va arriver que lorsque je dis que je sais que 777 fois 111 font 86 247. Cest que la seconde " connaissance" relève du Monde 3, alors que ce nest pas le cas de la première.
2.1.1. Production et autonomie du Monde 3
Comme nous lavons brièvement exposé (supra 1.1.2.), le réalisme revendiqué par Popper consiste à distinguer entre trois niveaux de réalité " ontologiquement distincts " : un monde des états physiques, un des états mentaux, et un troisième des objets de pensée possibles. Ce Monde 3 est celui " des théories en elles-mêmes et de leurs relations logiques ; des argumentations en elles-mêmes ; et des situations de problèmes en elles-mêmes " (C.O. IV, 1 - p. 247). Nous avons déjà signalé plusieurs raisons qui léloignent du monde intelligible de Platon ; toutefois, ce dernier constitue aux yeux de Popper la première apparition en philosophie dune théorie pluraliste, autrement dit qui aille au-delà dun dualisme corps-esprit ou dun monisme qui tente de réduire lun à lautre. Selon lui, en effet, les Formes platoniciennes se distinguent à la fois des corps, des esprits, ainsi que des expériences conscientes et inconscientes (les " Idées dans lesprit ") ; en quoi elles " constituent un troisième monde sui generis " qui contient des objets de pensée possibles, lesquels " sont aussi objectifs que les visibilia qui sont des corps physiques " (id. - p. 246).
Lon comprend alors bien pourquoi le Monde 3 diffère également des Idées hégéliennes ; ces dernières sont " des phénomènes conscients ; des pensées se pensant elles-mêmes et habitant une sorte de conscience, (...) ou plutôt d" Esprit" " (C.O. III, 5.2. - p. 206). Cest dire si les termes d" esprit objectif" ont pour lauteur de la Grande Logique et pour celui de Conjectures et réfutations des sens complètement étrangers. Alors que Hegel personnalise son Esprit en une sorte de conscience divine - confondant en cela, selon Popper, processus de pensée et objet de pensée - le Monde 3 na rien dune conscience humaine. En outre, dans la théorie hégélienne, même si Esprit Objectif et Esprit Absolu sont des sortes de productions humaines, lhomme reste essentiellement guidé à son insu par eux ; à linverse, Popper, même sil note également les effets rétroactifs du Monde 3 sur les Mondes 1 et 2, accorde une place majeure à la création individuelle et insiste sur le fait que, quelquindépendance quil puisse acquérir, le Monde 3 reste toujours " impulsé" par lhomme et sa pensée. Aussi faut-il bien toujours veiller à ne pas voir dans les contenus de pensée qui peuplent le Monde 3 les pensées dune sorte de conscience supra-humaine, un peu à la manière dAristote, de Plotin ou, donc, de Hegel. Ce ne sont pas des objets de pensée réels mais virtuels ou, disons, potentiels, en nombre infini et dont une part très restreinte seulement est susceptible de devenir objet de pensée réel. Toutefois, malgré son caractère de virtualité, le Monde 3 nest pas absolument indépendant de lactivité humaine, dans la mesure où il ne naîtrait pas sans elle. Mais, une fois produit, il peut échapper à ses créateurs ; en quoi on peut dire quil sagit clairement dune production de lhomme qui le dépasse et quil ne maîtrise pas, même sil ny a que lui qui puisse y avoir accès et, de la sorte, agir dessus - dans une faible mesure. Nous dressions un constat somme toute similaire à propos du langage, vers la fin de notre premier chapitre ; cela na rien détonnant, puisque le langage fait précisément partie du Monde 3, en un sens précis et capital sur lequel nous allons revenir.
A lappui de ses thèses, Popper use de plusieurs analogies assez éclairantes. Il écrit par exemple que " le troisième monde (...) est le produit des hommes, tout comme le miel est le produit des abeilles, ou comme les toiles daraignées sont le produit des araignées " (C.O. IV, 4 - p.253). Cest dire sil le conçoit bien comme un produit exosomatique, i.e. en dehors du corps - entendons extérieur, au sens dobjectif. Il sagit dun des points qui le différencie de tout ce qui ressort de la " connaissance subjective" , et ly oppose diamétralement. Ainsi, par exemple, ma rage de dents nest rien sans moi qui en souffre et, surtout, elle nentraîne rien. En revanche, ce qui caractérise un produit objectif, cest sa capacité à engendrer un nombre éventuellement infini de conséquences et de sous-produits pour la plupart imprévisibles avant-coup, qui sont des effets inintentionnels modifiant le contenu du Monde 3. Popper prend fréquemment lexemple de lensemble des entiers naturels, quil considère - avec Brouwer et contre Kronecker - comme une invention humaine ; une fois quest conçue la possibilité ditérer à linfini apparaissent des conséquences inattendues qui, elles, ne sont pas créées à proprement parler, mais résultent objectivement (cest-à-dire de manière totalement indépendante de notre bon vouloir) de la théorie élaborée. Ainsi de la distinction entre nombres pairs et impairs, ou de lexistence de nombres premiers ; ils sont " produits par le Monde 3 lui-même sans aucune autre intervention humaine " (Q.I. XXXVIII - p. 261) - en quoi lon peut bien parler dautonomie dudit Monde 3. Mais il ne reste pas moins vrai quil est essentiellement une création de lesprit humain ; son objectivité, autrement dit le fait que ses objets soient régis par des lois propres, sources de conséquences involontaires, nest, écrit Popper (id. - p. 262) " quun exemple (...) dune règle beaucoup plus générale qui veut que toutes nos actions aient de telles conséquences " (on pense bien entendu à la politique, et notamment à la critique de lhistoricisme). Il faut sans aucun doute voir là une constante dans la philosophie poppérienne : dès que je " jette" quelque chose hors de moi, je prends le risque den perdre complètement la maîtrise car cela ne m" appartient" plus. Il ne sagit ni de dépossession, ni daliénation, mais du lot de la réalité. Libre à quiconque de refuser de jouer le jeu, fusse au nom dune hypothétique supériorité du subjectif et de linterne - encore faut-il dans ce cas être cohérent et se taire complètement, puisque la parole est la chose que lon " jette" le plus. Dans le cas contraire où lon accepte sa condition dêtre-au-monde (car cest au fond, malgré lironie, bien de cela quil sagit !) il faut prendre conscience de ces phénomènes de rétroaction.
Popper consacre, de fait, une part non négligeable de son analyse aux relations entre les trois Mondes. Sa thèse est quil y a deux types dinteractions larges : dune part entre le Monde 1 et le Monde 2, dautre part entre le Monde 2 et le Monde 3. Il est donc important de noter que " le premier monde et le troisième ne peuvent interagir, sauf au travers de lintervention du second monde, le monde des expériences subjectives ou personnelles " (C.O. IV, 1 - p. 247). Quand on construit un immeuble, par exemple, il y a transformation du Monde 1 par le Monde 2, qui lui-même a probablement été dans le même temps " guidé" par des objets du Monde 3, comme les plans dudit immeuble, les lois darchitecture, de construction de bâtiments ... lesquels objets ont à lorigine résulté dactions en provenance du Monde 2 (études dingénieurs, recherches scientifiques diverses) qui, pour certaines, ont pu trouver origine dans le Monde 1 (contraintes de sol à respecter, superficies maximales, résistance de certains matériaux ...) On voit par cet exemple quil y a perpétuel échange réciproque entre les deux premiers et les deux derniers mondes, le second ayant une place déterminante puisque lui seul permet deffectuer le lien (il faut bien en effet que les théories, pour être concrètement appliquées à un moment donné, soient comprises par un individu et incluses dans un processus mental particulier). Ainsi le Monde 3 peut-il influer sur le Monde 2, puis par son truchement modifier le Monde 1 (un cynique exemple en sera lexplosion dune bombe atomique) ; mais le schéma inverse est également valable (si, marquées par lhorreur dHiroshima, de nouvelles idées politiques et philosophiques font jour). Popper évoque " lintervention des techniciens qui opèrent des transformations dans le premier monde en appliquant certaines conséquences [ des théories mathématiques] " ; puis il ajoute que lesdites théories ont pu être développées à lorigine par dautres individus (cest généralement le cas) nayant éventuellement " eu conscience daucune des possibilités technologiques inscrites dans leurs théories " (C.O. IV, 2 - p. 248). Cela ressort de la part dautonomie du Monde 3 que nous évoquions ; cest selon Popper un argument de taille en faveur de la réalité objective des trois mondes - Popper qui propose de suivre Alfred Landé pour dire qu" un corps existe ou (...) est réel si, et seulement si, on peut lui donner des coups de pieds et sil peut, en principe, les rendre " (LUnivers irrésolu [ cité dorénavant P.S. II] , Epilogue - p. 95), autrement dit (et avec moins dhumour) sil résiste. Et à bien y réfléchir lon verra vite quune rage de dents (objet du Monde 2) résiste désagréablement, tout comme la Messe en si de J.-S. Bach (objet du Monde 3) - il est possible en effet quun musicien dorchestre qui savise den changer quelques notes prenne un " coup de pied" de son chef.
Le pluralisme poppérien qui affirme la réalité séparée (cest-à-dire indépendante) dun monde objectif des théories et des problèmes se donne de cette manière les moyens de distinguer connaissance objective et connaissance subjective, et de refuser leur assimilation (au point de déclarer toute lépistémologie subjectiviste " hors-sujet "). Il ne faut pas cependant y voir un rejet de tout rôle du sujet, mais plutôt une remise en place. Cest toujours (et uniquement) à lhomme quincombe la tâche davoir à comprendre les objets du Monde 3 quil crée, que dautres ont créés, ou qui sont les conséquences de ces créations. Dans cette optique, on ne peut négliger limportance du langage.