Compréhension et communication chez K. R. POPPER

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2.2.3. L’utilité d’une pragmatique critique

Il nous semble maintenant clair que lorsque nous parlons de rationnel, de rationalité, nous visons des attitudes et non pas des énoncés ou des théories (sauf par abus de langage, comme lorsque l’on dit que " le ciel est amical" ). Ceci n’a rien de contradictoire avec la pensée de Popper ; ce dernier écrit même qu’il " appelle rationaliste celui qui désire comprendre le monde et apprendre en échangeant des arguments avec autrui " (P.S. I, Préface de 1956 - p. 26). On ne saurait faire plus allusion à une attitude et à son lien crucial au langage ; " échanger des arguments" est en effet un comportement linguistique et, cela va de soi, " intersubjectif" . C’est ce qui nous permet de dire - nous allons l’expliciter - que rationalité, critique et dialogue sont tout un.

L’on peut commencer par avancer qu’il n’y a " rationnel" que s’il y a possibilité et acceptation de la critique. Il ne s’agit donc pas d’entendre exclusivement par ce mot quelque chose de scientifique ou de logico-mathématique (même si cela a également à y voir), mais d’abord une disposition, que l’on peut appeler attitude critique, et qui consiste à rejeter les moyens de se soustraire à la critique. Cette attitude n’est ni naturelle, ni anti-naturelle ; elle résulte pour l’essentiel du fait que, dirons-nous par clin d’œil, l’homme est un être-avec. C’est aussi un point fondamental pour Popper pour qui, rappelons-le, " nous évoluons d’emblée dans le champ de l’intersubjectivité, dans le feu croisé des propositions et de la critique rationnelle " (P.S. I, I, 1, 7 - p. 107). Pour autant, la critique n’est pas plus critique venant de l’autre qu’elle n’est critique de moi-même (bien que, de ces deux modalités, la première soit en général la plus fertile) : il n’y a de critique qu’objective et rationnelle, au nom de quelque chose d’objectif. En quoi l’on peut toujours en droit critiquer une critique, en lui reprochant par exemple d’être " injuste" ou " malhonnête" , c’est-à-dire au nom de l’objectivité qui lui ferait défaut. Et il est clair que lorsque nous parlons d’" objectivité" , nous n’entendons pas un simple " Sois objectif !" qui veuille dire " Sois impartial !" (bien qu’il s’agisse également de cela), mais visons une exigence argumentative logique. On ne peut à proprement parler pas critiquer un individu (pas plus qu’on ne peut critiquer une table) mais uniquement des énoncés (objectifs) ou des attitudes fondés sur ces énoncés.

Quoi qu’il en soit, l’on voit bien que la seule façon pour la critique de se manifester est linguistique - unique moyen de devenir objective au même titre que les théories, les hypothèses ... - , et particulièrement sous la forme de dialogue. Même lorsqu’il s’agit d’auto-critique. Nous verrons en effet que le dialogue est l’unique forme de discours et de pensée qui se définisse par son ressort critique, ce qui, du reste, fait sa difficulté, et ne fait que mieux réaliser la profusion de ses formes affaiblies (jusqu’à celles qui le neutralisent). Le dialogue authentique est rare ; c’est qu’il s’agit, au fond, surtout d’un idéal vers lequel le discours et la communication peuvent tendre. Assurément, ce n’est pas le seul ; mais là n’est pas la question. Il nous semble difficile de concevoir quelque chose comme la communication sans se référer au dialogue dans le sens où nous allons l’entendre.

Avant cela, rassemblons notre pensée. Selon nous, il y a équivalence entre critique et dialogue, en cela qu’il n’y a de critique qu’en dialogue (actuel ou fragmenté). Il apparait assez rapidement que ce n’est pas là quelque chose de simple. Pour de multiples raisons, l’on constate plus souvent l’échec de cette entreprise que sa réussite ; l’incompréhension est une monnaie très courante qui peut parfois sembler dévaluer l’idée de dialogue elle-même. L’on fait plus fréquemment expérience de l’habileté et de l’acharnement des individus à éviter la critique qu’à la rechercher ou à l’admettre honnêtement. Aucun domaine n’échappe à ces constatations ; l’on pense aux media, bien entendu, qui ont sans doute contribué à l’essort d’une nouvelle rhétorique frôlant des degrés d’hypocrisie et d’aveuglement jamais atteints ; mais il suffit, par exemple, de faire des études de philosophie pour réaliser que les endroits où l’on est censé " penser" librement sont ceux où l’on entend le plus de discours abscons stagnants dans des dogmatismes insidieux qui se drappent d’une langue prétentieuse, malhonnête et vide - ou plutôt pleine à ras-bords de lieux communs (certes philosophiques !) Curieusement, ils sont en général le fait des étudiants plutôt que des maîtres. Mais comment s’étonner de retrouver les mêmes attitudes, sous d’autres formes, dans les foyers ou aux comptoirs des cafés ? Nous sommes cernés par les discours fallacieux - jusques aux nôtres propres - , mûs par une sorte de propension funeste de l’esprit à s’asseoir sur ce qu’il aimerait être une certitude ou une évidence. Il y a sûrement là quelque chose comme un besoin psychique, toute chose égale ; difficile de ne jamais arrêter de se remettre en question, ne serait-ce que parce qu’il est impossible de tout interroger en même temps. Il faut un sol provisoire pour marcher, l’équilibre intellectuel l’exige.

L’attitude critique est une sorte de violence, fut-elle douce. Peu d’éléments semblent aller facilement en son sens. Comme il s’agit d’un idéal régulateur, non pas d’un but, et qu’il lui faut visiblement toujours lutter contre, disons, les tendances " dogmatiques" de ce que nous appellerons la raison ambiante, il nous paraît qu’il peut être utile de décrire sous quelles conditions elle peut perdurer. Nous nous demanderons donc : quelles sont les conditions de possibilité de la critique ?

C’est à ce niveau que des considérations " pragmatiques" sont les bienvenues, puisque nous pensons que les conditions de la critique sont (exactement) celles du dialogue. Aussi regroupons-nous sous l’expression pragmatique critique ce qui est en fait une " pragmatique de la critique" , c’est-à-dire s’occupant des principes dont l’effraction ruine immédiatement la poursuite d’un dialogue correct. Nous rejoignons par là ce que Popper appelle la démarche critique, qu’il décrit lui-même comme un ensemble de " règles méthodologiques " permettant d’éviter toute " stratégie d’immunisation de nos théories contre la réfutation " (C.O. I, 13 - p. 78). En effet, c’est exactement ce que nous visons, à cela près que lorsque Popper relève l’importance de la fonction argumentative (c’est-à-dire critique) du langage, il n’en tire pas toutes les conséquences, notamment celles qui touchent au principal lieu d’exercice de ladite fonction, i.e. le dialogue. Pour cette raison, il se désintéresse de tout ce qui pourrait concerner la critique, ou la démarche critique, d’un point de vue autre que strictement logique. Sur le fond, il a d’ailleurs raison ; mais il nous semble sous-estimer toutes les difficultés plus proprement pragmatiques. Nous avons expliqué au premier chapitre qu’il était juste de ne pas s’arrêter devant les perturbations terminologiques, qui sont toujours compensables, pouvu qu’on le veuille ; Popper a pleinement conscience de cette " condition" , qui écrit, par exemple, que " si une bonne volonté commune et beaucoup d’efforts sont mis en jeu, alors une compréhension de grande portée est possible " (M.C.R. I - pp. 13-14). Il y a là ce que l’on nomme un principe de coopération ; comme nous l’avions laissé entendre (supra 1.2.2.), l’on peut reprocher à Popper de trop tenir ce principe pour acquis et efficace. C’est un reproche qui l’honore, au demeurant, tant il est vrai qu’il ne s’agit pas de naïveté de sa part, mais d’un optimisme qui est une réelle qualité et qu’on ne saurait dénigrer sans injustice.

Toutefois, la situation ne paraît pas aller si simplement ; la " coopération" est une chose à laquelle l’on est facilement tenté de faillir, de façon plus ou moins calculée. C’est pourquoi il est à notre avis utile d’énoncer les conditions (pragmatiques, puisque se référant d’une certaine manière au rapport entre un emploi du langage et les " acteurs" de cet emploi) de préservation de la critique et, partant, du dialogue. Cela ne nous semble pas contradictoire avec la philosophie de Popper, dans la mesure où son objectivisme n’est pas remis en question - nous nous appuyons en revanche sur la légitimité d’une certaine référence au sujet qui n’est pas exclue, et mettons l’accent sur un aspect d’un problème que Popper (par penchant " naturel" , si l’on peut dire) ne considère guère.

 

 

 

2.3. Possibilités de la critique

 

Le fait que Popper soit un homme de science et un grand théoricien le conduit à s’occuper surtout de la critique en méthodologie des sciences. On ne saurait le lui reprocher : c’est assurément un domaine où cette question est des plus importantes. De fait, c’est sur la critique (qui se manifeste sous la forme de la méthode des conjectures et des réfutations) que repose le progrès scientifique. Celle-ci présuppose l’existence d’une collectivité de savants afin que s’organise un contrôle intersubjectif ; de même, elle nécessite un ensemble d’institutions organisées de façon à ce que la circulation des idées et des critiques puisse se faire librement et sans contraintes. Il y a là de réelles conditions institutionnelles et sociales de la possibilité de la critique qui ne doivent pas être négligées (absence de censure, autonomie des penseurs vis-à-vis de l’état ou, par exemple, de l’Eglise ...) La preuve en est que l’on pourrait arrêter tout progrès scientifique (mais également culturel) " en fermant ou en contrôlant les laboratoires de recherche, en supprimant ou en contrôlant les périodiques scientifiques et les autres moyens de discussion, (...) en fermant les universités et les autres écoles, en supprimant les livres, les imprimeries, l’écriture, et en fin de compte la parole " (M.H. 32 - pp. 193-4). Ce constat s’applique sans aucun doute à toute la connaissance en général. Popper en infère que " c’est le caractère public de la science et de ses institutions qui impose une discipline mentale à l’homme de science individuel " (id. - p. 195), et qu’en conséquence l’objectivité scientifique ne repose pas sur une attitude psychologique (par exemple celle d’adopter la méthode critique) car le progrès scientifique est le résultat de la libre concurrence de la pensée (que peuvent garantir des institutions) et non d’efforts isolés, fussent-ils louables et généreux.

Renée Bouveresse, dans son livre Karl Popper ou le rationalisme critique, généralise ces considérations au point d’affirmer que " les conditions de possibilités de la méthode critique sont sociales et non individuelles, et ne dépendent en ce sens pas du sujet individuel et de sa psychologie, fût-ce dans sa volonté d’adopter l’" attitude critique" "  (p. 107). Il nous semble qu’il s’agissait surtout pour Popper d’objectivité scientifique et de comportement du savant plutôt que de démarche critique en général. Mais R. Bouveresse est sans aucun doute très proche de la pensée de Popper, qui aurait eu du mal à dire que l’attitude critique a un fondement uniquement psychologique. Ce n’est du reste pas non plus notre opinion ; nous soutenons uniquement que, s’il ne peut en effet y avoir critique sans certaines conditions sociales et institutionnelles, il est d’autres facteurs bien plus insidieux qui la peuvent perturber - voire l’empêcher - et qui ressortissent, non pas à proprement parler de la psychologie, mais de l’activité individuelle (dans la mesure où elle conditionne l’évolution de la critique actuelle).

Il n’y a de critique qu’au sein d’un dialogue (fût-il " intérieur" , ou sans la présence physique de l’interlocuteur) et grâce à l’activité mentale d’un ou plusieurs individu(s). L’on peut dire la même chose de la science et de toute la connaissance ; il n’y a de problèmes objectifs que parce qu’il peut y avoir des individus à qui ces problèmes peuvent se poser. Et ce n’est pas du subjectivisme comme on pourrait le penser : il n’est pas dans notre propos de dire que le savoir se réduit d’une façon ou d’une autre aux croyances des individus - au contraire, nous soutenons qu’il n’y a de croyance rationnelle (au sens où, trivialement, tout est croyance) qu’eu égard à une objectivité possible et revendiquée (en fonction, donc, de critères totalement indépendants des processus psychologiques ou des états de conscience). Nous constatons avec Popper que l’essentiel de notre activité consiste à comprendre les objets du Monde 3. Que l’activité de compréhension ait une facette mentale est incontestable ; pourtant, comme nous l’avons montré (supra 2.1.3.), elle n’a de sens, en tant qu’activité, que si elle porte sur quelque chose d’objectif. Mais toute compréhension est une tentative, comme toute théorie et toute critique. Et l’idée de tentative, ou de conjecture, n’est pas " objective" ; elle fait référence à une activité humaine, celle de conjecturer ou, par exemple, de considérer que tel argument est une réfutation de telle théorie. Ce qui compte, bien entendu, n’est pas que quelqu’un conjecture et soit en son for intérieur intimement convaincu de ce qu’il avance, mais qu’il puisse le faire au nom de critères objectifs, notamment logiques (e.g. l’incompatibilité d’une conséquence avec une prémisse). Reste que l’acte de conjecturer est celui d’un individu ; qui plus est, c’est bien parce qu’il s’agit d’un " point de vue du Monde 2" qu’il ne peut y avoir que conjecture et surtout réfutation - du " point de vue du Monde 3" il n’y aurait qu’un ensemble infini et indifférencié de propositions ; mais il n’y a précisément pas de " point de vue" du Monde 3 puisqu’il n’y a de perspective que lorsque l’on ne peut pas tout voir. Or, pour continuer avec cette image, l’on peut dire que l’homme ne peut pas " tout voir" de ce qui peuple le Monde 3, parce qu’il est infini (et même une sorte d’infini en expansion - il s’accroît plus l’on en découvre des parties) ; c’est la raison profonde de sa faillibilité.

Il nous paraît, en conséquence, difficile de parler d’épistémologie faillibiliste (et celle de Popper en est une) sans plus considérer tous les aspects des limites humaines ; c’est aussi, souvenons-nous en, l’un des sens de la démarche critique. Popper insiste suffisamment sur le rôle capital du langage dans la constitution de l’objectivité (ce point a été examiné supra 2.1.1. et 2.1.2.) pour qu’il soit légitime d’étudier également la façon dont il est mis en œuvre dans la formulation des hypothèses, théories ou critiques, à savoir le dialogue. Nous pourrons ainsi mettre à jour les difficultés qui, inhérentes au dialogue, peuvent nuire à cette occasion à toute critique. Il nous apparaîtra alors qu’un bon nombre d’entre elles sont neutralisables, pourvu que l’on fasse toujours l’effort de persister dans le souci de la critique, ce qui est loin d’être simple. C’est le sens que nous donnons à une " pragmatique critique" , qui ne peut que compléter la méthodologie poppérienne en dehors du domaine strict des sciences. En particulier, cela nous semble s’imposer dans le cadre de considérations sur la communication, que nous aimerions bien entendre comme tentative critique et honnête de se comprendre, d’apprendre des autres, de vivre agréablement, et non comme théorie expéditive des techniques pour imposer des messages et faire régner un consensus nivelant en assénant des quantités de données brutes vides de sens sous prétexte d’un prétendu " droit à l’information" . La " communication à tout crin ", comme l’on dit, est probablement la plus perverse des idéologies du XXème siècle car elle n’a pas même conscience d’en être une. L’Homo communicans qu’on se flatte d’avoir créé n’est que le produit d’une société où l’on réduit dans un amalgame dangereux la connaissance des faits et le savoir à l’information médiatique unilatérale. Il est, comme le dit Ph. Breton, un " homme sans intérieur ".

C’est aussi face à ce genre de nivellement qu’une " pragmatique critique" peut, en héritant des soucis poppériens en matière de philosophie pratique, se dresser et tenter de protéger, de l’intérieur (qui est précisément menacé), la démarche critique contre ce nouveau genre de dogmatisme insidieux qu’est l’opinion, noyau de ce que nous avons appelé la raison ambiante.

 

 

 

   

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