Compréhension et communication chez K. R. POPPER

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3. Vers une théorie critique de la communication

 

Au terme de cette étude, nous allons tenter de répondre à ce que nous avons plusieurs fois annoncé, en deux temps. Tout d’abord, nous poursuivrons l’analyse de la fin du précédent chapitre en nous intéressant de plus près au dialogue, et particulièrement à ce que l’on appellera, dans un sens peu éloigné de celui que lui donne F. Jacques, le dialogisme. L’idée est que le dialogue, entendu non pas comme simple échange de points de vue mais comme construction commune d’un sens lors d’un processus de compréhension (toujours fragile), est le lieu optimum de la critique ; en conséquence de quoi, la protection de l’esprit critique passe nécessairement par celle du dialogue authentique. Nous verrons à quel point le développement et la persistance de certaines de ses formes " dégénérescentes" - dont on devinera les dangers - sont liés à une certaine conception de la communication qui marque sans conteste notre siècle. Ainsi pourrons-nous a contrario énoncer ce que devraient être les grandes lignes d’une autre théorie de la communication, qui ne soit pas fondée sur le (prétendu) message et la persuasion mais sur la compréhension et l’honnêteté intellectuelle.

 

3.1. Le lieu de la communication

" Trop d’espace nous étouffe autant que
s’il n’y en avait pas assez "

(J. SUPERVIELLE, " A une enfant ", in Gravitations)

3.1.1 La communicabilité des discours

On a l’habitude d’appeler dialogue toute situation d’échange linguistique à plusieurs locuteurs, généralement au nombre de deux (mais éventuellement plus - songeons par exemple aux " dialogues" d’un film) ; on l’oppose en cela au monologue, qui n’est censé mettre en jeu qu’un unique individu. Il n’est d’aucun intérêt de contester ces appellations génériques ; toutefois il peut être utile de distinguer le dialogue authentique de certaines formes différentes d’échange linguistique, comme la conversation, la négociation ou la controverse. C’est pourquoi nous parlerons de dialogisme, i.e. de ce qui renvoit au caractère conférant à une situation le statut de réel dialogue. Mais il n’y a là qu’une question de mots. Tentons de dire en quoi réside la différence.

Nous partons de l’idée, simple mais qui mérite d’être réaffirmée, que le langage ne m’appartient pas, comme il n’appartient à personne. Aussi constatons-nous avec F. Jacques que " le langage n’est d’abord ni de plusieurs ni d’un ni de tous : il est entre " (L’espace logique de l’interlocution [ cité ensuite E.L.I.] , Avertissement - p. 18). C’est bien pourquoi il ne faut pas perdre de vue que si nous parlons, nous parlons avant tout ensemble ; l’unique motivation (et l’unique possibilité) du langage est interlocutive - autrement dit : il n’y a langage que parce qu’il y a langage entre des locuteurs. Je ne peux parler que parce que je ne suis pas le seul ; même lorsque j’ai l’impression de m’isoler avec ma parole et ma pensée, mon activité est une réflexion, c’est-à-dire une sorte de simulation d’une situation de communication. Elle n’a de sens que si je peux également la mener avec quelqu’un d’autre. Et il est clair qu’elle dépend de l’existence de cette possibilité ; en d’autres termes, si en effet, comme l’écrit Alain, " penser c’est se parler à soi ", parler c’est aussi toujours parler à quelqu’un. Ce constat est pour nous un fait (au sens où pour Kant la science en est un) ; il est impossible de ne pas être en situation de communication. C’est que " même quand je m’oppose à toi, je ne m’isole pas, car il n’est pas en mon pouvoir de cesser d’être en relation " (E.L.I. , II - p. 88). Nous nous retrouvons dans le même type de situation auto-réfutatoire que celle que nous évoquions supra 2.1.2. : impossible de nier la relation sans du même coup l’affirmer encore plus. La seule échappatoire est extra-linguistique ; on peut éventuellement s’exiler et vivre en ermite (mais quel sens a cette décision sinon eu égard à un rejet radical de la communication ? Une fois encore, il s’agit d’une position plus anti-relationnelle que vraiment a-relationnelle).

L’essentiel du langage réside donc dans la relation, presque au sens ensembliste du terme. L’on peut même aller jusqu’à dire : le langage est (uniquement) une relation. L’intérêt de cette affirmation est analogue à celui qu’il y a, en logique, à ne plus parler de sujet " contenant" un prédicat mais de deux termes en relation. Si aRb, la relation n’est pas plus le propre de a que de b, elle n’" appartient" pas plus à l’un qu’à l’autre. De la même façon, le discours entre deux instances énonciatrices (ou, disons, deux individus) n’est pas plus le fait exclusif de l’une que celui de l’autre : il constitue une relation qui, comme l’indique son nom, lie les deux acteurs, et que l’on appellera l’interlocution.

Que voulons-nous marquer par là ? Que les mots ne sont jamais strictement les miens, ni ceux de l’autre. C’est un fait que l’on pense bien connaître ; soulignons-le tout de même. Il y va de la simple possibilité de la compréhension ; comment nous comprendrions-nous si le langage n’avait pas pour nous cette égale extériorité, autrement dit si nous n’étions pas " égaux face au langage" ? Si la parole était vraiment mon fait, pourquoi éprouverais-je ces difficultés à bien exprimer une pensée complexe ? d’où viendraient ces impressions si fréquentes d’insuffisance et d’inexactitude ? comment serait-il même concevable que j’aie parfois besoin de " chercher mes mots" ? que j’aie d’autres fois la désagréable sensation de ne pas en trouver de bons ? Il est, malgré ce que l’on pourrait croire, plus difficile d’exprimer ses sentiments que d’expliquer une théorie " objective" ; c’est qu’il y a inévitablement une fracture entre des sensations qui sont bien " à moi" et les mots qui ne peuvent pas l’être au même titre, sous peine d’être autant incommunicables. L’isolement monadique et radical est lui aussi un fait ; mais l’on aurait tort de voir là un constat pessimiste ruinant l’idée de communication. S’il y a bien une communication qui s’avère impossible, c’est celle des consciences - mais qui a prétendu qu’elle était ne serait-ce qu’envisageable ? On peut éventuellement attribuer à l’héritage philosophique une part de responsabilité dans cette méprise, notamment si l’on songe au schéma de lutte des consciences hégélien, qui découle directement d’une tentative de penser la communication des consciences, ou à toute la pensée " existentialiste" de Sartre. Mais il ne fait de mystère pour personne qu’une communication des consciences est un idéal désespéré qui sera toujours déçu ; et il n’est rien de pire que ce genre de déception consécutive à un idéal trop fort - elle transforme, par exemple, des platoniciens dépités en sceptiques malheureux ou agressifs ; de la même manière, de ceux qui (souvent inconsciemment) rêvent d’une compréhension absolue, elle fera des relativistes qui pourront aller, armés de thèses comme celle de l’incommensurabilité, jusqu’à nier toute communication possible.

Il est vrai que sortir de soi est radicalement impossible, que l’on ne peut être quelqu’un d’autre, i.e. le comprendre au sens où l’on " adhèrerait" à lui comme on " adhère" à soi. J’ai beau prêter l’oreille, je n’entends jamais penser que moi ; il règne, si l’on y fait attention, un silence mortel qui peut effrayer. La communication des consciences n’existe pas ; si je veux savoir ce que pense quelqu’un, j’ai peu d’autres moyens que le langage, quoiqu’en disent les mystiques ou partisans d’une pseudo-communication/communion qui ne font que prendre leurs souhaits et rêves (parfois très beaux) pour des réalités.

Bien entendu, l’on peut s’en tenir au terrible constat de l’incommunicabilité monadique et déclarer qu’une compréhension réelle est impossible, qu’elle n’arrive que par accident et que tout le reste n’est qu’un gigantesque malentendu. Mais n’est-ce pas faire montre d’un de ces comportements trop zélés et trop exigeants dont on fait les dogmes expéditifs et aigris ? L’existence de malentendus - absolument indéniable - ne peut en aucune manière être un argument en faveur d’un repli et d’un déni de la possibilité de compréhension. Ce n’est pas parce qu’il est extrêmement difficile de s’entendre, ne serait-ce qu’un peu, qu’il faut en faire un prétexte facile pour baisser les bras. L’erreur est de nourrir (fût-ce inconsciemment) des exigences de compréhension facile et sans ambiguïté - n’est-ce pas là ce que recherchent tant de philosophes, soit en nettoyant l’âme des " idées fausses" qu’elle a pu emmagasiner (à la manière de Descartes), soit en nettoyant le langage des ses constructions prétendûment fallacieuses et des incorrections grammaticales (à la manière des empiristes logiques) ? Il y a là une attitude que l’on peut lier à la théorie, critiquée par Popper, du caractère manifeste de la vérité. Nous avons par ailleurs déjà signalé qu’il y avait une étroite proximité entre l’idéal de certitude et celui de compréhension totale ; or il nous semble que l’un comme l’autre sont erronés et, qui plus est, pernicieux. Jamais nous ne pouvons déclarer une connaissance (empirique) définitive et hors de tout doute possible - l’infinité (potentielle) des états du monde qu’il nous faudrait considérer pour la vérifier nous rend la tâche impossible de fait, et surtout de droit ; au même titre, comme il est vrai qu’il n’y a pas de communication des consciences, toute tentative de compréhension restera à jamais une conjecture qui ne pourra pas (sauf cas limites de peu d’intérêt) être déclarée vraie ou certaine. En revanche, et nous retrouvons là l’asymétrie qui caractérise l’épistémologie poppérienne (que l’on peut, on le voit, étendre à tout le domaine des " humanités" ), elle peut être réfutée. Certes, la réfutation a la plupart du temps également le statut d’hypothèse, mais elle n’est pas impossible de droit, et surtout elle apporte quelque chose (un contre-exemple amène à s’interroger, tandis qu’une vérification ponctuelle ne peut que pousser à s’asseoir sur ses idées).

Quoiqu’il en soit, il relève sans doute de la mauvaise foi de dire que nous ne nous comprenons jamais ; " il y a" de la compréhension, même si elle est imparfaite et fragile. On peut, il est vrai, la disqualifier à ce titre et réaffirmer que nous ne nous comprenons, au fond, jamais puisque nous ne nous comprenons pas totalement ; à ce moment, il n’y va plus que d’une décision, dont les termes sont peu sujets à dispute : soit l’on désespère et l’on se fait oiseau de malheur (bien que cette attitude serait en elle-même contradictoire : en effet, si personne ne peut me comprendre, pourquoi m’évertuer davantage à parler, fût-ce pour dire que l’incompréhension régit le monde ?), soit l’on prend acte des obstacles mais également du fait qu’il est plus raisonnable de se contenter de ce qui est possible (autrement dit une compréhension partielle et ambigüe) et nettement plus honnête, intellectuellement parlant, de consacrer ses forces à maximiser ces possibilités et à réduire lesdits obstacles. Ce choix est assurément moins grandiloquent ; il a l’avantage d’être plus sain et moins nuisible.

Sommes-nous si loin de la philosophie qu’il peut paraître ? Probablement pas. Le premier choix, celui de douter de la compréhension en vertu, par exemple - nous y reviendrons - d’une incommensurabilité indépassable des cultures ou des " paradigmes" , est porteur de germes sceptiques et utilitaristes qui peuvent cautionner toute sorte de théories autoritaristes et réactionnaires ; en outre, il s’agit d’une idée qui rend la vie triste, et nous ne pensons pas que l’intérêt de la philosophie soit d’aigrir ou de donner des ulcères. Comment ne pas suspecter, quand le désespoir de n’être pas compris engendre des théories actives de l’incommunicabilité, un ressentiment pathologique que la philosophie ferait mieux de soigner que de servir ? C’est par rapport à cela que le second choix prend toute sa valeur. Elle est " éthique" , comme nous l’annonçions (supra 1.2.2. et 1.2.3.) en parlant d’une éthique de la responsabilité et de la rationalité. En effet, prendre acte des obstacles linguistiques, par exemple, mais ne pas en rester là - d’où tout l’intérêt du nominalisme méthodologique - est une décision que l’on doit appliquer dans sa forme à tous les obstacles à la compréhension. La communication n’est pas chose simple ; elle exige des efforts ; ceci répond à la situation caractéristique de l’être humain : comme le constatent chacun à leur manière Popper et F. Jacques, " nous (...) vivons tous dans l’effort primordial pour nous comprendre. " (E.L.I., I - p. 39).

Il est donc clair que ce qui pourra être l’objet de toute étude et la base de toute théorie pertinente de la communication sera, non pas la communication des consciences (car elles n’ont rien de vases qui se déverseraient les uns dans les autres), mais la communicabilité des discours. En effet, l’unique lieu de communication est bien le langage (je ne communique pas avec ma cafetière ou mon piano), et pas sous n’importe quelle forme : encore faut-il qu’il y ait échange et interlocution (car je ne communique pas non plus avec mon téléviseur ou mon récepteur radiophonique), le dialogue en étant la borne supérieure, ou plutôt l’état optimum - on peut éventuellement dire l’idéal régulateur, dans la mesure où quelque chose comme un dialogue " parfait" ne signifie rien de concret (on peut toujours en améliorer certains aspects). Nous disons communicabilité à dessein, puisque ce qui est notable est bien la capacité que seul a le langage de porter un sens, de se prêter à la compréhension ; l’idée même de compréhension ne veut rien dire en dehors de ce domaine. Mes énoncés peuvent avoir un sens pour quelqu’un d’autre, non pas parce qu’il s’agit d’un message que je tente de lui faire parvenir au moyen d’un certain encodage qu’il doit décoder, mais parce que nous créons du sens ensemble, entre nous (et à certaines conditions). Souvenons-nous que d i a - l ó g oV évoque bien un " entre les mots" .

 

 

 

   

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