Compréhension et communication chez K. R. POPPER
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3.1.2. Une communication de masse ?
Il est un schéma qui domine plus ou moins consciemment les conceptions modernes du phénomène de communication, héritière en cela des théories de linformation apparues à la moitié du siècle (que lon retrouve chez Shannon ou Jakobson, par exemple), et qui identifie communication et transmission de message. Ce schéma bien connu peut être représenté comme suit :
F. Jacques le nomme très justement schéma dHermès - " Hermès, jadis dieu des marchands et des voleurs, aujourdhui honnête émissaire des postes et télécommunications " ! (E.L.I. , IV, 2.2. - p. 187) - en raison de son évidente analogie avec le transport dun contenu dun point à lautre. On réalise lampleur de lemprise dHermès quand on compte le nombre dexpression de la vie courante qui filent cette métaphore dun contenu/objet dont lon remplirait des expressions linguistiques transmissibles. Il a été dénombré, par exemple, une centaine de locutions de ce type couvrant 70% de la langue anglaise et qui ont pour la plupart des équivalents français (" une phrase pourvue/dépourvue de sens" , " des mots vides" , " une idée qui traverse lesprit" ...) Le propre dune métaphore étant dêtre un trope danalogie à foyer unique (ici : lenvoi dun contenu), elle a pour effet dorienter lattention vers un aspect précis du concept. Nous avons dans le cas dHermès une métaphore du conduit (pour reprendre lexpression de Lakoff et Johnson) qui amène à assimiler sans plus de distinction information et communication, dans un modèle qui convient autant aux hommes quaux machines (il nest, du reste, pas sans lien avec lessort de la cybernétique dans les années 1940), et dont il nest pas sans intérêt de noter quil influença des penseurs comme Morris, Fodor, et surtout Bühler (certes après que Popper fut son élève).
Plus récemment, des travaux de modélisation ont tenté daffiner la conceptualisation, constatant que le phénomène était aussi complexe que délicat à saisir. Toutefois, jamais les chercheurs des biens nommées (ou doit-on plutôt dire : auto-proclamées ?) sciences de la communication ne se sont départis de lidée que le cur de leur étude était le message ; ils ne se sont ainsi pas écartés du schéma général dHermès. Lon peut tout de même sattarder quelques instants sur un travail précis qui ne manque pas dintérêt, spécialement grâce au recul quil prend à légard de la linéarité toujours présupposée par les modèles classiques (qui est linéarité, fût-elle réversible, du conduit ou canal). Il est dû au sociologue George Gerbner, qui propose darticuler la schématisation selon deux niveaux, ou plutôt deux dimensions, lune consistant en la perception ou réception dun événement du monde réel (car Gerbner tient à lier le message à la réalité, ce qui est une option relativement originale), et lautre - qui ressort plus particulièrement du domaine de la communication - étant nommée dimension de contrôle ; elle induit une interaction entre le " percepteur" (qui peut être un individu ou une machine) et les éventuels contenus de signification des messages ou événements perçus. On obtient alors cette figure :
Lévénement E ne peut être perçu dans sa " totalité" , car quil soit homme ou machine - microphone, par exemple - le récepteur est dune part limité par ses capacités physiques ou techniques, et dautre part sélectionne certains champs dinformations selon ses dispositions, ses attentes, lobjet de son attention (qui, pour une machine, sera le rôle en vue duquel on laura programmée ou conçue - par exemple un microphone spécial dont la bande passante sera limitée aux fréquences supérieures à 5 Khz). Aussi la perception E1 de E nest-elle bien entendu pas identique à E, et surtout pas exhaustive. Laction dite de contrôle consistera en la transformation de E1 en un signal concernant E, le fameux message (que lon retrouve une fois encore), nommé SE, car divisible en signal (S) et contenu (E). Il existe évidemment plusieurs S pouvant convenir, entre lesquels une sélection doit également se faire ; au final, le signal dérivant de E sera, il va sans dire, incomplet et soumis à distorsions, tout le but de la communication étant de réduire lesdites distorsions et de choisir le " meilleur" signal dans le " meilleur" canal.
Les notions de sélection et de contrôle ne sont pas sans rappeler dimportants concepts poppériens, mais les ressemblances sont loin dêtre complètes, surtout en ce qui concerne le contrôle. On sait en effet que ce que Popper appelle " contrôle plastique" implique lobjectivité - au sens du Monde 3 - des idées en jeu ; il ny a pas ce genre de considérations, il est vrai très philosophiques, chez Gerbner. La question du contrôle est pour lui liée avec ce que lon appelle le deuxième niveau de problème de la théorie de Shannon et Weaver, dit aussi problème sémantique, et qui concerne la précision avec laquelle les symboles véhiculent la signification.
Nonobstant ces remarques, le modèle de Gerbner, qui date de 1956, possède linestimable avantage de tenir compte de ce qui, en science de la communication, est le niveau inférieur, i.e. la communication interindividuelle, tout en étant également applicable aux niveaux plus vastes (organisationnel et social notamment). Cest en effet moins le cas, par exemple, du modèle de Laswell (le fameux : Qui - Dit quoi -Par quel canal - A qui - Avec quel effet ?) qui vise essentiellement cette curieuse chose nommée " communication de masse" , ou encore celui de Riley et Riley, lequel se focalise sur le contexte social où lacte de communication a lieu.
Ceci nous mène au point crucial de toute lhistoire, si lon peut dire : il sagit de lemploi immodéré et peu réfléchi du terme même de communication. Le détail peut sembler insignifiant ; ses conséquences le sont moins. Une question vient par exemple à lesprit : depuis quand communique-t-on avec un téléviseur ? Quand je parle avec mon poste, il me répond rarement. Quentendons-nous par là ? Quil ny a communication, au sens fort du terme (et nous allons voir quil y a un intérêt certain à réaffirmer ce sens fort), que lorsquil y a symétrie entre les individus participants, ou à tout le moins possibilité de symétrie (car même entre deux individus les positions sont rarement symétriques - il y a les différences de connaissance, de statut social ... - mais elles peuvent être équilibrées). En quoi il ny a aucun sens à parler de " communication de masse" ; si lon sadresse à des milliers ou des millions de personnes, on ne communique pas avec elles : au mieux leur délivre-t-on un message. Les théories de la communication centrées sur le message se fourvoient inévitablement en instaurant un schéma où un pôle est actif (lémetteur) tandis que lautre est passif (le récepteur), même si éventuellement le second peut après-coup inverser la situation (ce qui nest, au demeurant, pas le cas en ce qui concerne la télévision ou la radio). Pour quil y ait une situation proprement communicative, il faut deux instances actives, ou alors cest autre chose qui se passe : propagande, information, diffusion ... Nous réaffirmons donc que les seuls media dignes de ce nom (i.e. qui sont effectivement des intermédiaires) sont le téléphone et lépistolat (ainsi quéventuellement les dernières créations de la télématique, comme Internet ou, en France, le Minitel ; mais il sagit au fond de développements du téléphone). Ce ne sont certes pas ceux que lon vise habituellement lorsque lon invoque les media ; cest à notre avis la marque du problème, le signe que le XXème siècle na pas vu lessort de la communication mais de la diffusion en quantité. Au fond, ce nest pas un mal. Lerreur est de mélanger les torchons de linformation envahissante et les serviettes des relations interindividuelles authentiques. Et à vouloir confondre les deux, ou recouvrir les secondes par les premiers, on tend à évacuer toute situation proprement communicative au profit de ce que Denis Huisman nomme une communication pléthorique (qui na dailleurs de communication que le nom), dont lorigine est à trouver dans la verticalité du processus, cest-à-dire dans le fait que les " appareil médiatiques (...) déversent leurs messages sur le plus grand nombre sans que les possibilités dun trajet en sens inverse soient généralement assurées ". Ceci rejoint notre constat dune prétendue communication soumise à la toute-puissance dHermès, qui " a transformé le plus grand nombre des individus en récepteurs exclusifs " et " dont il nest pas exagéré de dire quelle communique de moins en moins " (!)
Le bilan nest pas ambigu : lessort réçent des mass media a induit une conception de la communication adaptée au phénomène : de la quantité et toujours plus de diffusion. Communiquez ! Cest le Fiat Lux du XXème siècle. Comme si lon pouvait instaurer la communication par décret préfectoral ou obliger les gens à communiquer... Les effets ne se sont pas fait attendre ; dès quil y a absence de discrimination dans le processus, anonymat complet et discours à laveugle (ce qui caractérise les mass media), on tend vers une moyenne susceptible de convenir au plus grand nombre qui, à force de se voir servir la même soupe tiède tous les jours à la cantine médiatique, finit par ne plus goûter à autre chose. Cest pourquoi, ainsi que le note F. Jacques, " les quantités dinformation diminuent et (...) linnovation sémantique tend à disparaître dans un nivellement entropique général " (E.L.I. , IV, 2.2. - p. 191).
Il y a là assurément une conséquence inévitable dès lors que lon vise une grande quantité dindividus, une sorte deffet de masse dont pâtit actuellement - et cest peu dire - la politique dans les bien nommées démocraties occidentales. Mais nen prenons pas argument pour renoncer à toute investigation ; faisons plutôt la part des choses :
- la " communication" médiatique est à cent lieues de la communication interpersonnelle, la seule qui ait un intérêt à porter ce nom ;
- on distinguera donc les media aveugles qui, malgré leurs tentatives ou simulations dinteractivité, ne sont que des sources de diffusion (information, divertissement, et éventuellement - ce qui fait aussi leur richesse - connaissance), des media de relation, auxiliaires potentiels dune situation interlocutive.
On le voit, notre but nest pas de rejeter les media classiques (ceux que lon vient dappeler aveugles) sous quelquobscur prétexte prétendûment intellectuel mais de dénoncer la confusion dangereuse entre émission gratuite dun message et action de communiquer réelle, cette dernière nétant dailleurs pas un but en soi (car que peut bien signifier une exigence comme " jai envie de communiquer " ? Il sagit plutôt dune absurdité résultant de ladite confusion) mais, quoiquil en soit, exigeant participation bilatérale. Nous voici revenus doù nous étions partis ; en effet, la situation où la " participation bilatérale" est optimale est le dialogue. Enonçons donc ce que nous entendons par ce fameux terme, quà force dinvoquer sans plus de commentaires lon pourrait suspecter dêtre la nouvelle Arlésienne.