Compréhension et communication chez K. R. POPPER

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3.1.3. Dialogue et rationalisme

 

Il est bien évidemment délicat de donner une définition claire et brève de ce qu’est un dialogue, car il ne s’agit pas, contrairement aux apparences, de quelque chose allant de soi. On peut même dire, par goût de la formule, que le dialogue ne va précisément pas de soi mais de nous, et surtout de toi et moi lorsque nous parlons ensemble. Il y a rarement dialogue à plus de deux ; l’éparpillement des positions incline au débat un peu superficiel où chacun tente d’accaparer l’attention des autres, et dont il résulte de simples successions plus ou moins artificielles de points de vue. Eventuellement, on peut être plus de deux mais répartis en deux groupes au sein desquels on a la même opinion... ou à tout le moins on pense l’avoir (car à ce sujet des sous-controverses peuvent vite faire jour et rompre la continuité du processus). Il n’y a, avons-nous déjà dit, dialogue que lorsqu’il y a symétrie possible entre les locuteurs. Qu’est-ce à dire exactement ? Que chacun doit pouvoir parler à son tour, avec (si l’on est pointilleux) un temps égal à sa disposition ? Certes, mais cela ne suffit pas (et n’est pas au fond nécessaire). Comme le dit joliment F. Jacques, " l’alternance des propos ne fait pas plus le dialogue que le baise-main ne fait la tendresse " (E.L.I. , III, 1.1. - p. 94). Un entretien où chacun se borne à présenter de son côté son opinion pour ensuite écouter son partenaire poliment relève de la réunion d’entreprise ou de la discussion de café (avec souvent la politesse en moins). Dans ces cas, les finalités discursives restent disjointes alors qu’un dialogue véritable ne doit en comporter qu’une ; " chacun entre avec l’autre dans une activité de parole conjointe " où les efforts sont conjugués " pour produire à deux un seul discours " (id.) On perçoit ici encore le côté frustre de la métaphore du conduit et de la communication conçue comme transmission ou - au mieux - échange de contenus. On échange des coups ou des images autocollantes ; il est peu probable qu’on " échange" des idées.

Le dialogue se définit donc par une certaine volonté ou attitude qui, si elle fait défaut et cède par exemple la place à des impératifs rhétoriques (vendre un produit, convaincre, ne pas perdre la face dans un débat...) est signe d’échec, de rupture ou plus simplement d’absence de dialogue. Mais qu’on ne hurle pas trop tôt qu’il y a là des exigences drastiques. Elles le sont peut-être, parce qu’elles posent une borne en deçà de laquelle on peut dire qu’il n’y a plus dialogue mais, par exemple, négociation ou controverse ; toutefois il est bien une vie en dehors du dialogue ! Les emplois moins " soucieux" du langage sont fort utiles ; il serait déplacé d’exiger un vrai dialogue avec son boulanger - nul besoin de parole conjointe pour acheter une demi-baguette. De même, s’il est question de revendications salariales ou estudiantines, il faut négocier et non pas prétendre démagogiquement " instaurer le dialogue" (en envoyant au besoin un questionnaire). L’erreur, comme souvent, est de mélanger les usages du discours ; non qu’ils soient clairement dissociables et différenciables ; mais il faut savoir à quel moment l’on fait quoi, et s’il y a réellement lieu de mobiliser certains types de rapport linguistiques : d’où l’intérêt de savoir à quoi l’on s’engage si l’on dit vouloir le dialogue. Car l’on ne résoud rien en appelant un chat un chien, un débat sclérosé un dialogue, un meeting ou une publicité un acte de communication.

  • Le dialogue est un processus de forme discursive interlocutive équilibrée à deux locuteurs, au cours duquel se détermine pacifiquement la quête commune et perpétuellement réajustée d’éléments de réponse à une question que l’on suppose suffisamment fixée.
  • Cette " définition" , un peu maladroite et inévitablement incomplète, appelle plusieurs commentaires.

    Par l’emploi du terme " pacifiquement" nous excluons radicalement toute manipulation ou stratégie rhétorique destinée à orienter artificiellement le discours vers une position et/ou à influencer l’interlocuteur pour une raison ou pour une autre. L’écueil réside en cela que de telles violences au dialogue ne sont pas nécessairement intentionnelles ou conscientes ; un raisonnement fallacieux peut être tenu presque en toute bonne foi ; en quoi réside du reste l’intérêt de montrer qu’il existe des normes régulant la bonne conduite d’un dialogue et la préservation de ce que F. Jacques appelle fort justement la " parole heureuse ". Cela permet en effet des rappels à l’ordre à son interlocuteur qui décidera ou non à cet instant de revenir sur ses manquements (point qui peut lui-même faire l’objet d’un autre dialogue, éventuellement d’un sous-dialogue, s’il n’occulte pas le premier).

    La question, que nous disons supposée " suffisamment fixée ", est le point de départ du dialogue ; bien entendu, ce dernier peut évoluer vers une redétermination du problème ou même vers une bifurcation. Si de telles modifications ne sont pas clairement surveillées et énoncées, le processus peut s’en trouver faussé. Autrement dit, il faut s’entendre sur ce qui fait l’objet du dialogue, tout en sachant que l’on peut avoir mésestimé ou mécompris certains aspects de la question ; aussi se réserve-t-on la possibilité à tout moment de mettre en doute le problème, soit que l’on s’en éloigne, soit qu’il puisse gagner à être refixé. Ce point fait l’objet d’une sorte de méta-dialogue (régi exactement par les mêmes règles) à l’issue - souhaitable - duquel on détermine une nouvelle question ou l’on concerve celle d’origine. Dans le premier cas, il y a changement de dialogue.

    La difficulté réside dans le " suffisamment ", cela va sans dire ; c’est tout le sens de notre principe de mesure (cf. supra 1.2.3.) Il faut se contenter d’un certain degré de précision et ne le remettre en question qu’avec de bonnes raisons, sous risque de nuire simplement au déroulement du dialogue. Mieux vaut, avant d’accuser le problème d’être trop vague, faire le ménage sur le pas de sa porte, si l’on peut dire, et s’interroger sur la compréhension que l’on a, par exemple, de certains arguments avancés par son partenaire.

    Il résulte clairement d’une telle " définition" que le dialogue idéal est quelque chose de rare, voire d’extrèmement rare. Ce n’est pas un problème. Au fond, il importe peu qu’il n’en existe même pas : il s’agit précisément d’un idéal dont le rôle est de réguler une réelle situation de communication et vis-à-vis duquel, inéluctablement, l’on est en défaut (car il y a toujours un moment où, pour des raisons plus ou moins conscientes, l’on relâche son effort). Cet idéal est, à notre sens, la clef de voûte de ce que l’on peut avec Popper appeler rationalisme critique ; ce dernier réside dans une attitude, probablement la plus saine et rationnelle : ne rien tenir pour dogmatiquement acquis, ne jamais exclure la possibilité d’être réfuté. L’on a là de vrais préceptes d’hygiène intellectuelle dont le rôle est de déclarer " hors-jeu" toute position à tendance autoritariste ; rien n’est plus nocif que le dogmatisme larvé qui fait tout pour s’immuniser contre la contestation. En dialogue, l’attitude critique est de mise ; et elle répond à une situation de fait qu’il ne faut jamais perdre de vue : l’être humain est faillible. Pour cette raison, l’on arrive très rarement à quelque chose de satisfaisant en dialoguant ; c’est que l’intérêt et le but d’un dialogue n’est pas de convaincre son interlocuteur ou d’aboutir à un accord (à ces deux objectifs correspondent la controverse - ou la propagande - et la négociation). On ne peut trop attendre du dialogue ; pour de multiples raisons, tout accord ou consensus est artificiel et insuffisant. L’on a, au fond, peu d’opinions réellement communes, et ce n’est pas un malheur ; il n’y a que lorsque l’on rêve d’une communication des consciences que l’on peut nourrir ce genre d’exigences jamais satisfaisables (sauf au prix de silences ou de compromis). La compréhension et la " vérité" sont difficiles à atteindre. C’est bien pourquoi, comme l’écrit Popper, " nous ne devons pas nous attendre à ce qu’aucune discussion critique d’un enjeu sérieux (...) obtienne des résultats rapides et définitifs " (M.C.R. , VI - p. 23), et surtout pas un accord ou la défaite d’un des interlocuteurs face à l’autre : " la victoire dans un débat n’est rien, tandis que même la plus petite clarification du problème de quelqu’un, même la plus petite contribution faite vers une compréhension plus claire de sa propre position ou de celle de son adversaire, est un grand succès " (id.) Voici ce que l’on peut considérer comme la profession de foi du rationaliste critique ; elle repose sur ce que nous avons pointé comme un pacifisme éthique qui nous semble la plus grande qualité intellectuelle et morale que l’on puisse posséder. Elle nous suggère que le langage n’est pas qu’un moyen d’affrontement ou de pouvoir : il en existe un usage qui ne relève pas du polémique mais, si l’on peut dire, de l’irénique. Laissons la guerre aux militaires et aux mégalomanes ; le dialogue est un moyen de se rencontrer, comme le suggère Popper, avec des mots plutôt que des épées [ with words instead of swords] et d’apprendre, sur soi et sur le monde. Aussi dira-t-on avec F. Jacques, auquel nous ne cessons de reprendre ses belles formules : " seul celui qui est capable de pacification intérieure peut comprendre toutes les paroles, celles des hommes, celles des animaux, celles du vent et de la pluie. Il a la sagesse de Salomon " (Dialogiques, IV, 10 - p. 308). Et n’est-ce pas bien là le rôle de la philosophie ?

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    L’enjeu du dialogue authentique est donc celui de la rationalité ; la cause en est que le seul souci du dialogue est de préserver la critique et de toujours s’y soumettre. Nous nous fondons une fois de plus sur le constat de la faillibilité humaine, à la lumière duquel la pensée de Popper est des plus riches d’enseignements. Cette rationalité que nous disions présupposée dans toute tentative de compréhension (cf. supra 2.1.3.) ne repose pas uniquement sur une cohérence interne et, dans le sens large du terme, logique ; elle est également un choix, une décision qui implique l’existence et la pensée : accepter de se remettre perpétuellement en question. Aussi rejoint-on F. Jacques, qui écrit que " la rationalité de l’homme ne consiste pas tant à adhérer à des axiomes réputés vrais qu’à ne rien tenir pour définitivement acquis " (Dialogiques, IV, 13 - p. 324). Nous ressentons tous cruellement la force et l’exactitude de cette idée que rien n’est définitif, à différents niveaux : il y va bien entendu des sciences empiriques, mais également de tout ce qui est, disons, " humain" (la compréhension, l’amitié, l’amour ...) - " l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues " dont parle Flaubert, en somme.

    Quoi qu’il en soit, tout tend à confirmer la validité et l’utilité de la façon dont Popper propose de penser le faillibilisme : en procédant par essais puis par réajustements lorsque l’on constate l’erreur. C’est la " méthode" de conjectures et réfutations. Il nous semble qu’elle est d’un intérêt fondamental en ce qui concerne la question de la compréhension. Afin de nous expliquer, commençons par proposer un schéma de remplacement que l’on pourra substituer à celui d’Hermès présenté supra 3.1.2.), et pour lequel on empruntera beaucoup - une fois n’est pas coutume ! - à F. Jacques et à ce qu’il nomme l’interaction communicationnelle.

     

     

     

       

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