Compréhension et communication chez K. R. POPPER

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3.2. Une éthique de la compréhension

 

3.2.1. La compétence communicative

Nous avons déjà évoqué l’aspect réducteur du schéma classique, qui voudrait faire des interlocuteurs de simples émetteurs et récepteurs alternatifs. Cette réduction ne pêche pas que par insuffisance : elle manque en outre complètement la basique spécificité de toute relation linguistique lors de laquelle il y a des effets de compréhension (i.e. toutes ces situations que nous considérons comme proprement communicatives). Comment ne pas voir que lorsque je m’adresse à quelqu’un, je ne fais pas qu’envoyer des signaux vers un récepteur ? Quand on y songe bien, il est aisé de trouver assez saugrenue l’idée d’une passivité complète face à une activité monopolisée. Manifestement, celui ou celle à qui je parle a bien d’autres qualités que celles d’un simple récepteur : il (ou elle) comprend, ou tout du moins est susceptible de comprendre ce que je dis, et, ainsi que le note F. Jacques, " l’on ne comprend que ce qu’on aurait pu de quelque manière faire soi-même " (E.L.I. , IV, 3.3. - p. 207). Il faut rappeler encore ce fait qui sous ces airs de trivialité semble être perdu de vue : quand je te parle, je parle avec toi. C’est pourquoi il est juste d’affirmer qu’en dialogue le " récepteur" est aussi co-énonciateur, l’allocutaire co-locuteur. La compréhension est une activité commune.

Nous ne nous sommes pas auparavant arrêté sur la question, devenue un grand classique, de l’incommensurabilité (évoquée supra 2.2.1. et 3.1.1.), et nous n’entreprendrons pas de la discuter longuement (cela pourrait faire l’objet d’une autre recherche). Qu’il nous soit permis de suggérer uniquement la perversité de la thèse dite de l’incommensurabilité des discours ou des cadres culturels. Il est bien clair qu’au fond, même au sein d’aires culturelles communes, personne ne partage jamais totalement les mêmes acquis intellectuels, les mêmes convictions, les mêmes préjugés, les mêmes structures de pensée. Et c’est bien heureux. Car quand on y réfléchit quelques instants, on réalise que c’est rarement de l’accord complet que surgissent les discussions riches en enseignements et lors desquelles l’on apprend le plus de choses. Le " choc des cultures" peut être difficile et prendre du temps ; pourtant, ce sont de telles rencontres entre cadres différents qui sont les plus fertiles. Pourvu, bien entendu, qu’on n’y soit pas mentalement réfractaire ; et l’attitude critique est une façon de s’ouvrir à tout ce qui est différent, ou apparemment incommensurable. Ceci rejoint évidemment l’idée que le but d’un dialogue n’est pas de " commensurer" nos discours, i.e. de trouver un accord ; car il est certain qu’avec un tel objectif l’on va au devant de sérieuses difficultés.

Nous réaffirmons à cette occasion avec Popper qu’entre cadres différents " les discussions (...) sont toujours possibles et fructueuses ; et non seulement elles sont possibles, mais elles ont effectivement lieu " (M.C.R. , IX - p. 34). Qui plus est, l’on peut aller jusqu’à dire qu’il n’y a d’échange intéressant possible que si précisément il y a des différences et des désaccords. C’est à la fois un paradoxe et un fait qui semble bien connu ; il sied d’en admettre les conséquences. F. Jacques les met à jour quand il écrit qu’être en parfait accord " c’est tenir des propos qui ont déjà été communiqués " et que, dès lors, " la communication (au sens actif) cesse quand l’un des interlocuteurs s’exprime rigoureusement dans le langage de l’autre " (E.L.I. , II, 3 - p. 79). Nous connaissons tous ce genre de situations où tout le monde se félicite de partager les mêmes opinions et où s’installe une surenchère de politesses, de déclarations exaltées reprises et répétées dans tous les sens avec plus ou moins d’enthousiasme (c’est souvent le cas lors de meetings politiques, de réunions de militants ou de passionnés d’un hobby...) Elles ne sont pas forcément désagréables ou dangereuses, mais l’on conviendra rapidement qu’il s’y dit peu de choses, et surtout qu’il y a peu de chance pour qu’il s’y découvre quelque chose de neuf. Non pas qu’il faille par principe fuir tout accord et systématiquement (on dit aussi " par esprit de contradiction" ) instaurer une rupture ; ce qu’il convient d’éviter, c’est l’engourdissement dans la tiédeur des propos déjà proférés, l’enlisement dans les sables des lieux communs sans risque.

Il n’y a de sens qu’avec l’apparition impromptue, en relation, de choses nouvelles absentes à l’origine et dont l’émergence pose l’éternel problème de la connaissance de ce qui était auparavant inconnu. Nous concevons le dialogue, et par conséquent la communication, comme ce que F. Jacques nomme " une transgression sémantique assez délicate à opérer : la compréhension mutuelle " (E.L.I. , IV, 3.3. - p. 209). Et cette dernière s’opère par un processus (dialogique) " de couplage circulaire où chacun est mis en demeure de compenser les effets de sens du message reçu " (id. - p. 208), rendu nécessaire par l’écart d’origine entre les codes, ou cadres intellectuels. On a là une nouvelle manière de penser la communication sur la base d’une réelle interaction, en général négligée par les schémas habituels qui par leur linéarité émetteur-récepteur en font un phénomène à sens unique, même lorsqu’ils envisagent la possibilité d’une rétroaction (le fameux feed-back) comme celui de Westley et Mac Lean par exemple (dit " modèle ABX" ). Ce que F. Jacques appelle l’interaction communicationnelle ne consiste pas en de simples influences réciproques mais en un " processus synchronique qui s’effectue entre (les locuteurs) en tant seulement qu’ils sont en relation " (id. - p. 209). On considère dès lors deux instances énonciatives S1 et S2, qui collaborent pour produire du sens au moyen de cycles dits de couplage relationnel, au cours desquels se produisent des perturbations et des compensations régulant la transgression sémantique nécessaire à la compréhension. Autrement dit, il y a perturbation pour S2 s’il y a défaut de compréhension de l’énonciation de S1 ; S2 compense alors (en exprimant par exemple sa circonspection, ou en reformulant ce qu’il juge que S1 a voulu dire) ; l’énonciation qui s’ensuit est susceptible d’être elle-même une perturbation pour S1, qui s’efforcera à son tour de la compenser, et ainsi de suite, le tout tendant vers la production d’un " message" commun, ou plutôt d’un contenu propositionnel commun. Le processus est ainsi doué d’une certaine plasticité structurelle qui en permet l’évolution permanente et converge vers une approximation de plus en plus fine d’un discours commun. On peut utiliser le schéma suivant (repris de E.L.I., IV, 3.3. - p. 210) :

La relation est à l’origine d’un système d’ordre supérieur ( å r ) qui évolue perpétuellement et ne peut jamais revenir à un état antérieur ; il tend vers une limite qui est celle de la compréhension réciproque et de l’instauration de signification nouvelle co-référentielle, i.e. obtenue ensemble par S1 et S2, qui en permettent l’approche par une réduction de l’écart lors des séquences perturbation/compensation.

De cette façon, l’on rend bien compte du fait que tout ce qui est adressé à l’autre l’est également à soi : " au moins pour une part, je me dis ce que je te dis " (id. - p. 211). Il y a là un réel recyclage simultané qui induit un contrôle réciproque comme, si l’on peut dire, par sondage radar ; " l’émetteur a besoin de voir comment est reçu son message afin de savoir ce qu’il était " (id.) et pour pouvoir au besoin le corriger par la suite. D’un autre côté, chacun ne reçoit que ce qu’il aurait pu dans une certaine mesure formuler lui-même ; et la compensation éventuellement effectuée a, sur le plan sémantique, la valeur d’une transgression par rapport au code de celui qui compense. Ainsi émerge le sens. Bien entendu, le processus est sans fin précise, du moins pas dictée de l’intérieur ; c’est la " spirale communicative : la boucle ne se ferme jamais sur elle-même " (id.)

Dans le cas de ce que nous appelons dialogue, aucune interférence ne se produit et les deux instances veillent à la dynamique de å r , en se soumettant réciproquement à son organisation : cette attention qu’ils doivent contrôler est vécue par eux comme attention portée au " message" , i.e. à ce qui se dit, et surtout à ce qui s’est dit (ce qui permet le flagrant délit de contradiction). L’activité de compréhension répond alors au schéma que nous énoncions comme capital tout à l’heure, à savoir celui des hypothèses et des réfutations, des essais et des erreurs. Il y va de ce que l’on peut avec F. Jacques appeler la compétence communicative ; autrement dit, " il entre dans la compétence d’un locuteur A d’émettre certaines conjectures sur ce que les mots signifient au juste pour son partenaire " et " symétriquement, il entre dans la compétence d’un interlocuteur B d’émettre de telles conjectures à propos de la signification des mots pour A " (E.L.I., VII, 2 - p. 338). C’est particulièrement valable en ce qui concerne les expressions référentielles, et cela permet des détours parfois nécessaires par des considérations méta-communicationnelles, i.e. des segments de dialogue portant sur la communication elle-même et sur ses règles. En quoi la compétence communicative est également compétence méta-communicative, puisque des passages par des dialogues sur le dialogue (des méta-dialogues, en somme) sont souvent indispensables pour compenser les distorsions (ou bruits de code).

Cette capacité pragmatique proprement communicationnelle, quand elle fait défaut, entraîne inévitablement l’incompréhension ou le malentendu ; il n’est, en ce sens, rien de pire que de parler avec quelqu’un qui démontre son " incompétence communicative" (que ce soit par insuffisance mentale ou - ce qui est plus grave - par négligence). L’effort, dans le dialogue, doit être porté sur la maximalisation de l’ajustement qui s’opère au fil des perturbations et des compensations dûes aux conjectures successives des interlocuteurs. Alors seulement peut-il vraiment se dire quelque chose entre deux personnes ; " le sens de ce qui a été dit (...) est en fin de compte une réalité transactionnelle qui s’établit au point de jonction ou de friction entre ce que prononce le locuteur et ce que comprend l’auditeur " (Dialogiques, IV, 1 - p. 137), autrement dit " entre ce que prononce a et ce que pourrait signifier b " (E.L.I., VI, 2 - p. 249). C’est qu’" il en va de la signification comme de la vision binoculaire " (id., IV, 4.2. - p. 218). On pourrait donc dire que le dialogue permet l’émergence de sens ou de compréhension par stéréologie ; comme il faut deux yeux pour avoir une perception de la profondeur, il faut la conjonction (qui n’est pas simple juxtaposition) de deux discours pour que naisse du sens, à propos de soi, de l’autre, ou du monde. Il en découle que le dialogue n’est pas qu’une manière de parler, mais bien la " forme normale et première du discours humain " (id.), vers laquelle tend finalement toute pensée.

Tout ce que nous venons de dire nous permet de mesurer à quel point ce qui est habituellement qualifié de " communication" embrasse un domaine bien trop vaste et sous-déterminé (un monde étrange où l’on " fait de la communication" et où, chose encore plus fabuleuse, on l’enseigne comme s’il s’agissait d’un sport ou d’une recette de cuisine) ; de là un certain nombre de confusions et d’amalgames d’inégal bonheur qui constituent pourtant la base d’une réelle " utopie" typique de la fin du XXème siècle, dont nous allons maintenant tenter de tracer les grandes lignes, afin de montrer qu’en son noyau se trouve un processus d’engourdissement et de nivellement de l’esprit qui caractérise la raison ambiante.

 

 

   

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