Compréhension et communication chez K. R. POPPER

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3.2.2. Critique de la raison ambiante

3.2.2.1. La régression communicative

Ce titre-clin d’œil ne comporte pas à proprement parler d’ambitions de types criticistes ou kantiennes ; nous voudrions juste évoquer ce qui nous semble être des effets pervers de l’essort des doctrines modernes de la communication, et les méprises dans lesquelles elles prennent racine.

Ainsi que nous l’avions signalé en présentant la théorie poppérienne des fonctions du langage, les deux premières (à savoir la fonction expressive et la fonction conative) sont toujours présentes lorsque les deux autres sont utilisées. C’est pourquoi lors d’une argumentation, par exemple, il y aura une part d’expression de soi et un part d’" appel" , c’est-à-dire de recherche d’effets sur le ou les interlocuteur(s) ; autrement dit, quel que soit l’usage du langage, il est au minimum expression, et la plupart du temps également communication. Selon Popper, cela explique pourquoi les philosophes et penseurs centrent leurs considérations en fait de langage sur l’expression et la communication, car " il est toujours possible d’" expliquer" n’importe quel phénomène linguistique en (les y) rapportant " (C.O. III, 4 - p. 199). Ils négligent de la sorte l’importance autrement plus cruciale des fonctions descriptives et argumentatives. Popper conseille pour cette raison " d’essayer d’éviter des termes comme " expression" et " communication" chaque fois que nous parlons de discours au sens du Monde 3 " (C.O. IV, 3 - p. 251), car leurs connotations psychologistes et subjectivistes peuvent être source de confusion. Or, nous avons essayé de montrer qu’il y avait plus d’échanges langagiers riches de sens lorsque, précisément, il y allait d’objets du Monde 3 et non du Monde 2. C’est pourquoi nous avons tiré le sens du terme " communication" vers celui - qui n’est pas strictement poppérien, on le comprend - de compréhension, et spécialement de compréhension mutuelle, en faisant du dialogue rationnel et critique son lieu de prédilection.

Dès lors, l’on se retrouve assez loin des théories classiques de la communication ; mais c’est une option délibérément choisie. Il nous semble dangereux d’en entretenir une conception vague et faible, de promouvoir un " aujourd’hui, on communique gratis ". Car c’est une idée à double tranchant, et qui blesse mortellement : à employer le mot " communication" pour qualifier tout et n’importe quoi, l’on en vide inévitablement tout sens possible ; un mot dont on use plus que raison est rapidement un mot usé, bon à jeter. Et voici que " Tout est communication" : faire sa publicité, convaincre des individus avec des slogans efficaces, organiser des réunions d’entreprise, construire des téléviseurs 16/9ème , changer de couleur de cravate ... l’on dirait que le XXème siècle a découvert que les hommes parlaient et avaient des contacts. Comme si dans l’Athènes du Vème siècle l’on ne communiquait pas ! Mais ce qui veut tout dire ne veut évidemment rien dire du tout, du moins rien d’intéressant. Et la communication telle qu’elle est présentée par les " écoles en communication" n’est pas intéressante ; en tout cas, elle n’a pas les intérêts qu’elle croit avoir. C’est là le malheur ; ce que l’on fait sous l’enseigne galvaudée (mais pour l’instant toujours prestigieuse) de " communication" ressort en général de la diffusion, de la stratégie de promotion et de la rhétorique plus ou moins scrupuleuse. Peut-être est-il là une partie de communication, mais elle est bien maigre. Car qu’y a-t-il de personnel, d’original là-dedans ? Voici le deuxième tranchant, celui qui fait une blessure profonde : comment, face à la pléthore de messages envoyés à l’aveugle et jusqu’à saturation, de techniques dont l’honnêteté est plus contestable que l’efficacité, ne pas baisser les bras et désespérer d’une communication réelle qui soit authentique et individuelle ? Du tout-communication qui consacre un idéal de communication facile (auquel certains souscrivent, du reste), l’on passe vite à l’incommunicabilité profonde de ce qui n’est pas surface, qui conduit à fuir les moyens ordinaires d’expression. Règne alors le spectre d’une communication qui, rendant tout commun, avilit l’individu et le dépersonnalise. L’on trouve chez Kierkegaard l’exemple parfait d’un tel dégoût pour la médiation aliénante ; sa vision des journalistes, notamment, est d’une étonnante lucidité et reste très actuelle - ce qui ne lui attira pas que des amis. Il alla même jusqu’à dire que si le Christ revenait sur Terre, il commencerait par s’occuper des journalistes !

Quoi qu’il en soit, cette déception, qui au demeurant n’est pas totalement infondée (car il est vrai que rien de personnel ne peut se dire dans le cadre de la " communication facile" ) peut conduire à un repli sur les fonctions proprement communicatives, celles où il n’y va que de l’expression créatrice et individuelle. Ce sera, par exemple, le choix d’une écriture poétique et sybilline, prétendument plus à même d’exprimer ou de communiquer ce qui m’est propre (à notre sens, l’oeuvre de Heidegger et l’engouement qui s’en est suivi - jusqu’au quasi-fanatisme ! - sont en partie un phénomène de ce genre).

L’on se retrouve face à un dilemme qui consacre ce que nous appelons la régression communicative : soit l’on parle comme tout le monde dans ce vaste tout-communication qui en son genre est un tout-à-l’égoût, et l’on succombe à un anonymat nivelant qui n’a rien de très agréable ; soit l’on parle comme personne, en semi-mystique développant des lithanies éventuellement reprises par des fidèles jusqu’à, parfois, poser des problèmes analogues à la première attitude. Cruelle alternative !

Fort heureusement, il n’est pas impossible de s’y soustraire et d’éviter de choisir l’un des deux termes (aucun n’étant plus réjouissant que l’autre). Il faut, pour cela, réaliser que ladite alternative repose sur une idée erronée de la communication qui consiste à en faire un phénomène à la fois trivial (car " tout le monde communique" , paraît-il) et fondamental (car " il faut plus de communication" , entend-on... un peu comme " il faut plus de sucre" !..), sous-tendant un idéal - inévitablement déçu - de communication des consciences. C’est beaucoup pour un seul concept ! Pourtant cela éclaire la situation de façon étonnante. L’on trouve en effet une conception de type " trop ou pas assez" : elle est à la fois trop forte (en restant fondée sur l’idée d’une " communication intime" des sentiments vraiment personnels) et pas assez forte (en décrétant que tout est communication, du placard publicitaire au bulletin météorologique). Il faut lui opposer que tout n’est pas communication, et qu’au fond la communication n’est pas quelque chose de capital en soi - surtout si l’on espère une communication des consciences, forcément impossible - car ce qui compte, c’est la compréhension. De fait, elle passe en grande partie par une communication authentique, mais celle-ci ne se brade ni ne se décrète : elle est pour l’essentiel une affaire individuelle, c’est-à-dire inter-individuelle, et ne met pas en jeu quelque chose comme une communication des consciences mais la communicabilité des discours, i.e. leur capacité à porter un sens qui soit mis en commun.

La régression communicative consiste en une fixation presque obsessionnelle sur la possibilité d’émission de messages ; peu importe ce que l’on émet, pourvu que l’on ait une diffusion toujours plus grande et rapide. Et ceci sous couvert de (prétendus) louables motifs : informer et endiguer cette sorte d’entropie qu’est le bruit, c’est-à-dire tout ce qui empêche l’information de circuler et permet de conserver des choses secrètes. Il est intéressant à ce moment de la réflexion de resituer l’essort des théories de la communication dans l’histoire : l’on voit alors qu’il coïncide avec la seconde guerre mondiale, notamment avec la découverte des horreurs qui ont pu y être commises. C’est ce qui nous permet de dire avec Ph. Breton que la communication, au sens moderne du terme, est une valeur post-traumatique.

3.2.2.2. L’illusion communicative

L’apparition dans les années 1940 de la cybernétique (qui signifie étymologiquement : art de gouverner) s’accompagne d’une théorie qui ne parle pas encore de communication mais d’information, et qui postule que le comportement des êtres consiste exclusivement à échanger de l’information. Norbert Wiener, l’un des pères fondateurs de ladite cybernétique et, en conséquence, des théories de la communication, propose de considérer le mouvement d’échange d’information comme intégralement constitutif des phénomènes, qu’ils fussent naturels ou artificiels. De là la métaphore de l’oignon (que reprendra Turing au moment de l’invention de son fameux test) qui nie l’existence d’une intériorité réelle. En effet, un oignon n’est constitué que d’extériorités superposées et imbriquées ; si on lui ôte un morceau de peau, on trouve encore de la peau, et ainsi de suite jusqu’à dépècement complet, sans jamais rencontrer quelque chose comme un noyau ou un contenu. Ainsi, nous dit Ph. Breton, est " le credo initial de la communication (...) : l’intérieur n’existe pas, l’intériorité est un mythe, un récit qui relève au mieux de la métaphysique, au pis de l’illusion " (L’utopie de la communication [ cité ensuite U.C.] I, 1 - p. 23). Il s’ensuivra rapidement un idéal de transparence dans lequel il n’est probablement pas faux de voir une réaction horrifiée à la découverte du génocide nazi, qui constitua un déchainement de barbarie sans précédent dans le siècle et dont Wiener trouva insensé qu’il ait pu se faire en secret, ou à tout le moins être passé sous silence. De là une " utopie" qui promeut un homme rationnel et transparent, pur être de communication (d’une certaine manière contrepoint du surhomme de Nietzsche) dont plus aucun caractère ne peut entraver la lutte contre l’entropie, c’est-à-dire la perte, absence ou détérioration de l’information. L’homme de Wiener est tout entier constitué d’information, et d’absolument rien d’autre ; il ne cesse jamais de communiquer, car c’est sa destination profonde. Ainsi Wiener écrit-il que " pour l’homme, être vivant (équivaut) à participer à un large système mondial de communication ". Le bruit est alors son ennemi, spécialement lorsqu’il est fomenté par la barbarie moderne participant, sous des prétextes plus ou moins avouables, à l’accroissement de désordre informatif qui conduit l’humanité à sa perte (le génocide nazi n’étant pas le seul exemple d’un " effondrement des valeurs" ; Wiener songe également à l’apparition d’objectifs civils en temps de guerre, méthode inaugurée par Franco à Gernica).

Ce résumé outrageusement simplificateur ne doit pas induire en erreur : Wiener n’est ni un fanatique ni un individu dangereux dont le but serait de " vider" l’esprit des gens. C’est au contraire un pacifiste forcené pour qui la " barbarie moderne" est un vrai traumatisme ; il entend la combattre en instaurant une situation sociale où la communication (c’est-à-dire la circulation de l’information) serait totale, rendant impossible le secret qui seul permit Hiroshima ou les Goulags staliniens. L’on voit bien ce qui le préoccupe : éviter la dissimulation et, on l’a dit plusieurs fois, dénoncer tout ce qui empêche l’information de circuler. C’est un souci louable, mais il s’est vu érigé, pour des raisons parfois contradictoires et souvent confuses, en une utopie d’extension de l’espace public négligeant - ou allant jusqu’à agresser - toute sphère individuelle et privée, au nom d’absurdités très populaire comme un prétendu " droit à l’information" (que l’on aimerait bien ne pas voir devenir une obligation contraignante) ou un " besoin de communication" (face à la solitude ou l’exclusion, par exemple). Cela fait de la communication une valeur inconsistante dont la toute-puissance est en passe de devenir menaçante ; proférez en effet une critique des media ou de la communication, choisissez de vous taire, et l’on vous accusera de " ne pas vouloir communiquer" , crime apparemment suprême en ces temps de disette intellectuelle. Il y a visiblement là de graves amalgames dont on a du mal à ne pas se dire qu’ils camouflent une pénurie d’idées en matière de relations humaines, et surtout un manque de hardiesse, de courage, alliés à une fainéantise latente. Il est tellement plus simple de décréter que tout est communication, qu’il suffit d’accumuler et de laisser proliférer, fût-ce anarchiquement, les messages, pour être un " communicateur" (curieux terme qui s’est vu pour d’obscures raisons promu du statut d’adjectif à celui de nom). C’est là un moyen peu fatigant de se payer de mots, de se donner une bonne conscience (car l’homme bien est celui qui communique) et surtout une bonne image de marque.

Voilà le symptôme de notre " société de communication" : la confusion, que note Lucien Sfez dans sa Critique de la communication, entre le fait et sa représentation, spécialement sa représentation médiatique, engendrant une pathologie sociale joliment nommée " tautisme" (subtil mélange d’autisme et de tautologie) qui enferme l’individu dans un labyrinthe de représentations auto-référentielles. En quoi l’Homo communicans est un nouveau Dédale qui s’emprisonne dans un monde de socialité vide où, comme le dit J. Baudrillard, " l’enjeu n’est plus le message mais le fait que ça communique ".

Cette dérive repose sur l’amalgame à bon frais de l’information et du sens, qui constitue à notre avis le noyau de la conception moderne de la communication. Ce sont les media qui le colportent essentiellement en croyant (et souvent en s’en flattant) dispenser une réelle connaissance. Le résultat est une chute de tout effort de compréhension ; " l’homme moderne, nous dit Ph. Breton, croit avoir accès à la signification des événements simplement parce qu’il en est informé " (U.C. III, 7 - p. 134). Et F. Jacques nous rappelle fort à propos qu’une étude faite en 1984 révélait que deux tiers des auditeurs de radio sont incapables de dire, après avoir éteint leur poste, ce qu’ils étaient en train d’écouter (cf. E.L.I., IV, 2.3. - p. 193). Le constat est assez édifiant ; il constitue ce que nous appelons l’illusion communicative. Cette dernière repose sur les deux idées éronnées qu’il suffit de communiquer (au sens d’échanger des informations) pour vivre harmonieusement en société, et que la " communication" est susceptible d’être l’objet d’un savoir manipulable et instrumentalisé. C’est dans cette illusion que s’inscrivent notamment les travaux de la PNL, fameuse Programmation Neuro-Linguistique, qui se glorifie de prétendus fondements scientifiques, et qui participe du point que nous allons maintenant aborder, à savoir l’obsession du consensus.

3.2.2.3. Un monde consensuel

L’effet pervers principal de l’idée moderne de communication est d’engendrer ce que nous appelions tout à l’heure un manque de hardiesse ; la régression communicative est typique, à cet égard, d’un refus, d’une fuite face aux difficultés réelles de la compréhension et du dialogue (qui sont à notre sens les uniques objectifs intéressants de la communication). Il y a là une attitude qui caractérise ce que nous nommons la raison ambiante, qui désigne, si l’on peut dire, toutes les tiédeurs intellectuelles, l’absence d’audace et les tendances (peu conscientes) à décliner la responsabilité, à camoufler les penchants mesquins derrière de prétendues grandes idées exprimées à renfort de lieux aussi communs que stériles. Ce dernier point est fondamental ; la raison ambiante est avant tout raison prétextuelle. Mais elle n’est que rarement manipulatrice par calcul : elle fonde plutôt toutes les bassesses involontaires et s’ingénie à bien les maintenir diffuses et enfouies pour éviter d’avoir à en rendre compte. L’on peut donc dire qu’elle est en quelque sorte cette part d’impersonnalité irresponsable qui par défaut fait souvent surface dès qu’une situation génante, délicate, déséquilibrante ou, plus simplement, inhabituelle, se présente.

Le meilleur exemple en sont les " effets de foule" . Il arrive souvent que, lors de manifestations regroupant un grand nombre de gens, la surexcitation conduise la foule à des débordements (casse de voiture, pillage, ou plus simplement hurlements hystériques). Or, il est clair que seul le rassemblement d’une certaine quantité d’individus permet d’expliquer ce genre de phénomènes ; il n’y en a pas de compréhension individuelle - untel qui, dans l’euphorie ou l’exaltation, fracasse une vitrine, ne l’eut certainement pas fait s’il n’était entouré de braillards eux-mêmes exaltés et qui se joignent à ses agissements. C’est que lorsqu’une foule " fait" quelque chose, personne n’est responsable ; il y a là un effet de la raison ambiante qui, on le comprend, est proche de la notion heidéggérienne d’inauthenticité, et spécialement de dictature du ON. De fait, c’est bien ON qui a cassé la vitrine : On a cassé la vitrine comme ON a laissé Hitler envahir la Tchécoslovaquie ; mais ce n’est, bien entendu, pas un privilège du XXème siècle : ON a aussi proposé un nombre colossal d’abolitions dans la nuit du 4 août 1789... que beaucoup ont regretté le lendemain, si l’on en juge à la quantité de celles qui ont finalement été décrétées. Le développement des media modernes n’a donc rien créé en ce domaine, mais il a assurément élargi l’emprise de la raison ambiante, notamment en inventant cette chose aussi fabuleuse qu’artificielle qu’est l’opinion publique.

A sa base, il y a des considérations statistiques et mathématiques ; elles ont pour objet de répondre à des questions comme " Que pensent les français de telle chose ? " On se demanderait presque dans quel esprit a pu jamais germer une telle interrogation, mais l’on a rapidement la réponse : tout a commencé dans l’esprit d’un publicitaire, qui avait effectivement besoin de savoir à quel type de produit, par exemple, va la préférence des français (consommateurs) - ce qui est exprimé par la moyenne de leurs achats dans ce domaine, dont on peut extirper une " préférence moyenne" . Et voici l’invention de l’opinion publique, cette moyenne qui n’est à proprement parler l’opinion de personne (comme personne n’a jamais 2,3 enfants) mais qui est pourtant censée être celle de tout le monde. C’est ainsi que la raison ambiante se dote d’un " point de vue" , parfaite aune de ce que l’on peut penser sans risque et sans effort, simulation d’existence qui va lui permettre de se faire respecter, voire craindre, et d’imposer sa mollesse consensuelle (puisqu’elle est conforme à ce que pense la majorité - qui par un curieux effet circulaire se soucie beaucoup de ce qu’on prétend lui dire d’elle en lui indiquant ce qu’elle pense, sans doute pour qu’elle y pense mieux encore).

C’est ici que l’on retrouve l’effet pervers des théories de la communication, dont l’objectif presque obsessionnel (qui est pour une part, on l’a expliqué, réaction post-traumatique) est de rendre la société harmonieuse et exempte de conflits. Les techniques de management, comme le montre Ph. Breton (cf. U.C. III, 7 - p. 137), sont organisées - spécialement aux Etats-Unis - autour de l’évitement systématique du conflit. Dans la même optique, la PNL fait de la communication une vaste entreprise de négociation au moyen de l’" harmonisation des objectifs " ; le conflit est associé de façon manichéenne à la violence et au désordre destructeur. C’est une vraie culture, voire un culte, du consensus, autrement dit de la recherche du terrain d’entente, fût-il ridiculement petit et stérile.

Cette obsession a plusieurs conséquences désastreuses. Tout d’abord, on l’a dit, elle réduit dramatiquement tout acte de communication à une négociation. Ensuite, le manichéisme primaire dont elle fait preuve (le bien étant l’harmonie des objectifs, le mal toute situation conflictuelle de désaccord) exclut tout tiers terme qui suggérerait la possibilité d’un dépassement du conflit sans nier l’existence de différences et de désaccords, vers un progrès commun, chacun apprenant des choses malgré les oppositions ; et il est possible que ce tiers exclu engendre un contre-effet catastrophique qui ferait du rapport de force la seule alternative à l’action consensuelle. L’on décèle effectivement derrière l’association communication-négociation l’idée que les désaccords sont en fait insurmontables (car, par exemple, les points de vue sont incommensurables) et qu’il faut donc se contenter de grapiller des concessions réciproques. Or, en plus d’être potentiellement dangereuse, cette conception nous semble un exemple typique d’un idéal de communication des consciences déçu ; il participe pour cette raison de la régression communicative.

Enfin, dernière conséquence de l’obsession consensuelle - et non des moindres - , la recherche frénétique de l’harmonie à tout prix entraîne l’abandon, voire le rejet, de toute attitude ou forme d’expression critique. Pour les théories modernes de la communication, tout ce qui est négatif - et l’un des ressorts de la critique est la négation (cf. le faillibilisme poppérien et l’asymétrie en falsification et vérification) - est d’une manière ou d’une autre un brouillage de la communication, i.e. relève du bruit tant honni. Ph. Breton nous signale (op. cit. p. 138) combien Watzlawick insiste sur ce point. Critique et négation sont en quelque sorte " diabolisées et renvoyées à l’univers malin du désordre entropique " (id. - p. 139) ; car pour les communicateurs, il faut " être positif" (injonction dont le niveau de pertinence et d’intérêt est somme toute celui d’une discussion de comptoir).

L’on comprend sans peine la cohérence du phénomène : pour permettre d’arriver à un consensus, il faut très souvent sacrifier ses réticences, ou tout du moins les taire un moment pour simuler l’accord ; toute attitude critique est donc fort mal venue, car l’" harmonisation des objectifs" supporte difficilement les scrupules et les doutes. L’on mesure alors aisément le danger intellectuel que représente l’obsession du consensus, caractéristique de la raison ambiante (que l’on peut en conséquence également appeler raison consensuelle) et dont la fameuse " langue de bois" politique ou publicitaire est une illustration parfaite. L’esprit critique que nous avons longuement défendu, et dont l’évolution heureuse de l’humanité dépend, s’accorde bien mal de la spoliation ambiante de la multiplicité des opinions et croyances (égales devant la fausseté) au profit d’une seule opinion moyenne. Vouloir l’harmonie est une chose ; une autre est de la faire passer par l’éradication dans l’œuf de toute dissension en instaurant un modèle unique de pensée. Si la pacification doit passer par l’abêtissement, l’on est en droit de s’en méfier. En outre, un tel idéal est nocif pour l’idée même de paix, comme l’idéal de communication des consciences est néfaste à l’idée de communication. En effet, en proposant le nivellement comme seule façon d’harmoniser les relations humaines, l’on offre maladroitement des arguments en faveur des conflits et rapports de force ; si l’alternative est : la lobotomie ou la guerre, il ne faut pas s’étonner de voir des individus prendre les armes.

Fort heureusement, cette alternative - en plus d’être malsaine - est fausse. Il existe au moins une troisième voie ; celle que nous envisageons depuis le début de cette recherche présuppose l’attitude critique et pose le Dialogue comme idéal régulateur des rapports interlocutifs. Face au trou noir de la raison ambiante, nous rappelons l’intérêt de préceptes pragmatiques permettant constamment le contrôle des discours, non pas en les dirigeant autoritairement, mais en fixant les bornes au-delà desquelles ils sont hors-jeu ; ces bornes sont celles de la rationalité critique, qui selon nous ne s’entend pas sans une certaine ouverture d’esprit, qualité morale participant d’une éthique de la compréhension, c’est-à-dire de l’effort pour co-exister dans le calme et l’écoute.

Tout ceci nous semble assez proche d’un état d’esprit que l’on trouve chez Popper (comme parfois chez d’autres) et qui guide toute sa pensée, qualifiée par lui-même de rationalisme critique. Nous allons mieux le voir tout de suite, en regroupant les éléments de notre étude.

 

 

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