Compréhension et communication chez K. R. POPPER
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3.3. La voie dune pragmatique critique
Lon aura compris que ce que nous visons par lexpression " pragmatique critique" est étroitement lié à un rationalisme de type poppérien. Il y va donc dune discipline de lesprit, qui pour être souple (car elle nest pas autoritaire, au sens où elle imposerait des choses à penser) nen est pas moins exigeante. Elle est à de nombreuses reprises évoquée par Popper lui-même. Lorsquil traite de la tradition critique, il dit en effet qu" elle soppose aux sophismes et à la propagande qui mésusent du langage " (C.R. 4 - p. 205) ; ainsi la tradition de la critique est-elle tradition de la raison, " discipline qui simpos(e) de parler et de penser de manière claire " (id.) Ceci rejoint bien entendu les considérations que nous venons de tenir sur lemploi du langage (i.e. du dialogue) et sa dérive moderne dûe à des conceptions confuses maniant lamalgame avec presque autant de brio que le lieu commun. Il nous semble salutaire dopposer à ces dernières lidée dune régulation possible et souhaitable de la communication (i.e. de lactivité interlocutive de compréhension), qui seule délimitera lespace de la rationalité, espace irénique de la liberté intellectuelle et du respect mutuel.
Cest en ce sens que nous entendons cette " pragmatique critique" . Pragmatique, car, comme le requiert F. Jacques, elle " concerne le rapport des énoncés aux conditions les plus générales de linterlocution sans lesquelles une situation communicable ne pourrait se produire par discours " (E.L.I. , VIII, 1.2. - p. 329) - nous avons établi en effet quil ny avait de discours réellement communicable (et communicatif) quen dialogue, et que ce dernier dépendait de louverture desprit rationnelle - ; critique car elle fait sienne la méthode des essais et erreurs, des conjectures et réfutations (notamment dans les processus de compréhension, de compensation des perturbations) et revendique lidée de la rationalité qui en découle, inéluctablement faillibiliste, donc incitant à une certaine humilité. Elle nest en conséquence " ni une composante, ni une circonstance, mais une détermination nécessaire du discours " (E.L.I., id.), et précisément du discours dialogique, forme la plus rationnelle de la pensée.
Une pragmatique critique de ce type doit permettre détablir un certain nombre de distinctions et de délimitations. Cest dans ce but que nous avons conduit notre recherche. Ainsi avons-nous énoncé les grandes lignes dune compétence communicative, qui fournissent en négatif des critères dincompétence. Nous avons également, en nous appuyant très simplement sur des textes de Popper, réuni les éléments dun critère de pertinence ; il se fondera sur la conjonction des principes deffort (" Tout ce qui peut être dit doit, et peut, lêtre avec toujours plus de simplicité et de clarté" ) et de mesure (" Il ny a pas lieu de chercher à être plus exact que ne lexige la situation de problème du moment" ). Associé à une notion de congruence (qui impose à toute assertion de ne contenir ni trop, ni trop peu, dinformations eu égard à ce qui est utile à une étape donnée du dialogue, ainsi que de respecter ce qui a été dit et acquis), on a lensemble des propositions qui préservent la consistance et la poursuite heureuse du dialogue.
Nous avons également besoin dune loi dopportunité, à la fois à la base de la communication et durant son cours. Pour quun dialogue soit opportun il faut, on la déjà évoqué, quil y ait un écart de connaissance et de cadre intellectuel ; autrement dit, les individus qui savent ou ignorent la même chose nont rien de très intéressant à se dire ; " il y a un optimum dans le partage de présuppositions. Trop peu, la conversation nest pas viable, trop elle nest pas féconde " (F. Jacques, Dialogiques, III, 3 - p. 170). Cest pour cette raison que le consensus sonne le glas de toute communication réelle, car trop daccord bloque le dialogue. En outre, la notion dopportunité a une valeur diachronique : " on ne dit pas nimporte quoi, nimporte quand (...) et surtout pas à nimporte qui " (op. cit., p. 195). Aussi est-elle complémentaire dun principe de coopération, dont lobjet est de soumettre au contrôle critique toute assertion nouvelle, en collaboration avec linterlocuteur ; on peut lexprimer avec F. Jacques de la manière suivante : " sauvegarde dans tes actes de langage les présomptions déjà acquises et soumets à lépreuve de la contestation de ton interlocuteur, non seulement tes assertions, mais toutes les présuppositions pragmatiques que tu as laissées implicites jusquici " (id. - p. 231).
Avec ces outils, lon peut déterminer à chaque instant du dialogue si une proposition est " acceptable" ou non, i.e. si elle ne néglige pas les règles de base ou ne perturbe pas lemploi de la " parole heureuse ". Bien entendu, tout jugement de ce genre peut porter à contestation ; il nexiste pas de recette miracle pour éviter toute violence à la communication. Cest pourquoi lon doit rester perpétuellement attentif et ne pas relâcher ses efforts, car lon est parfois soi-même à lorigine de ce genre de transgression, sans sen rendre forcément compte. Lon peut toutefois traiter du dialogue tel que le vise notre pragmatique critique au travers doutils logiques fort utiles comme, par exemple, la sémantique de Kripke.
A titre indicatif, nous pouvons suggérer quà partir du quadruplet < å , s 0, R, g > , où å représente lensemble des mondes possibles, s 0 létat du monde réel ou actuel, R la relation définie sur å qui détermine quels sont les mondes possibles par rapport à s 0 , et g la fonction qui en chaque monde assigne une valeur de vérité aux propositions - quadruplet ordonné de sémantique modale quantifiée " classique" , si lon peut dire, appliquée aux attitudes propositionnelles (i.e. aux croyances), - il est possible de construire un modèle propre au Dialogue. Nous aurions le même quadruplet mais å désignerait maintenant lensemble des dialogues possibles, en considérant très sommairement - et imparfaitement, cela va sans dire - un dialogue comme un ensemble fini et consistant de propositions, ordonné par une sorte de relation dopportunité ; lensemble étant fini, il y aura un premier et un dernier élément, respectivement (et idéalement) le problème ou linterrogation de départ et lassertion finale produite conjointement, qui nest, bien entendu, que rarement une réponse - plus souvent il sagit dun élément de réponse, mais même de maigres progrès sont toujours fertiles et instructifs. s 0 serait létat actuel du dialogue, autrement dit lunion de toutes les propositions précédemment tenues et acceptées et de lensemble de présupposés explicites partagés. Naturellement on a : s 0 Ì å (mais s 0 ¹ å ) ; linclusion ne peut être stricte car å , comportant tous les dialogues possibles, admet pour chaque dialogue également sa négation ; aussi est-il inconsistant et ne peut en conséquence être lui-même un dialogue. En outre, s 0 est fini alors que å est nécessairement infini.
Dans ce même modèle, la relation R serait celle que nous appelions tout à lheure relation dopportunité ; définie sur å , elle déterminerait lensemble des dialogues encore possibles à chaque instant de s 0 . Enfin, la fonction g aurait pour objet dassigner une sorte de " valeur de pertinence" à toute proposition dans chaque dialogue s i , eu égard aux critères sus-évoqués (mesure, congruence, coopération ...) ; étant donné lambiguïté dune telle notion, on aurait intérêt à recourir à un sous-ensemble flou L (tel que L Ì R et, par conséquent, L Ì å ) défini par la fonction dappartenance l L qui associerait à tout élément de R un " degré de pertinence" . On aurait alors :
l L : R ® [ 0 ; 1]
Nous pourrions, comme ensemble darrivée, considérer ] 0 ; 1[ , dans la mesure où R est constituée de manière à exclure toute proposition strictement impertinente, cest-à-dire contradictoire (à laquelle l L attribuerait 0). II ny aura en outre que des propositions plus ou moins pertinentes ; cest pouquoi on aurait également du mal à attribuer une valeur de pertinence absolue (i.e. 1). Ainsi, tout élément de R appartient au support de L , et la hauteur de L est strictement inférieure à 1 ; L nest donc pas normalisé (son noyau est vide).
Tout ceci peut servir comme outil de discrimination entre les différents échecs possibles dun dialogue ; on distinguera notamment les faux dialogues (sans règles) des dialogues irréguliers (qui manquent à certaines règles). Limportant reste de toujours pouvoir pointer, et au besoin dénoncer, les arguments ou raisonnements arbitraires, gratuits ou malhonnêtes. Dans cet objectif, tout dogme, toute opinion reçue sans question, toute tentative daccaparement de lautorité sont des nuisances à une compréhension et une communication réelle. " Orthodoxie et idéologie (...) procèdent dune distorsion délibérée, dune troncature systématique de la confrontation " ; cest en elles que F. Jacques voit " une véritable entropie de la communication " (Dialogiques, IV, 11 - p. 316), des " noyaux de pensée sèche et morte, endurcie et comme fossilisée ". Nous affirmons avec lui également qu" aucun dialogue suivi nest possible quand une des parties est vouée à une vérité dogmatique " (id.), et cela rejoint sans détour loption faillibiliste poppérienne (le dogmatisme étant une façon dimmuniser les théories contre la critique).
William Warren Bartley III, fidèle élève et ami de Popper, relate dans une conférence les conseils que proférait ce dernier durant ses années denseignement à la London School of Economics :
- il faut être clair, ne jamais utiliser de grands mots ou dire quelque chose qui est bien trop compliqué ;
- il est immoral dêtre prétentieux, dessayer dimpressionner le lecteur ou celui qui écoute en étalant son savoir. " Nous pouvons être différents les uns des autres dans le peu de choses que nous connaissons, mais face à notre ignorance, nous sommes tous égaux (op. cit., p. 69) ;
- rien ne sert de trop tenir à ses idées ; il faut sexposer, courir des risques. " Ne soyez pas prudents (...) Les idées ne sont pas rares : il y a autant que lon veut. Permettez à vos idées de se manifester : nimporte quelle idée vaut mieux que pas didée du tout " (id.) ;
- une fois quune idée a été énoncée, il ne faut pas essayer de la défendre ou dy croire mais " la critiquer et essayer dapprendre à partir des défauts quon y découvre " (id.) Par conséquent, il est nécessaire dadmettre scrupuleusement ses erreurs. Ce qui compte, cest le développement de la connaissance.
Lon retrouve sans peine dans ces préceptes les grands axes de lattitude critique ; elle découle de ladoption de méthodes, ou plutôt de règles, déterminant ce quil sied déviter et de fuir. Popper relate lui-même quil fut par ces soucis conduit " à lidée de règles méthodologiques et à celle de limportance fondamentale dune démarche critique ; à savoir une démarche qui évite la stratégie dimmunisation de nos théories contre la réfutation " (C.O. I, 13 - p. 78). Toutefois, il noublie pas de rappeler la valeur que peut avoir dans certaines limites une attitude " dogmatique" , qui serait non pas un dogmatisme au sens fort, mais une sorte de dogmatisme méthodologique : " il faut que quelquun défende la théorie contre la critique, sinon elle succombera trop facilement " (id.) Il serait malvenu en effet de faire de la démarche critique un nouveau dogme ; elle constitue une méthode destinée à réguler lévolution des connaissances et des discussions, lesquelles peuvent en droit " tout se permettre" et tout tenter. Il est toujours souhaitable de se demander si une critique nest pas contestable (en raison, par exemple, dune pétition de principe ou dune inférence douteuse) ; au fond, lattitude critique consiste aussi en la défense des idées et des théories contre des prétendues critiques, faciles ou malhonnêtes - bien entendu, cet argument ne doit pas servir à justifier un dogmatisme autre que purement méthodologique. Une fois encore, les limites sont délicates à cerner ; cest ce qui selon nous justifie une attention soutenue et toujours en éveil à laide de préceptes clairement affirmés. Les sophismes, et surtout les paralogismes, sont une monnaie bien plus courante que Popper nose le suspecter ; ils trouvent un important appui dans ce que nous avons nommé la raison ambiante, qui permet, par ses amalgames et sa tendance à niveler, la prolifération des violences faites à la parole et au dialogue - dans le meilleur des cas il sagit derreurs faites relativement de bonne foi (paralogisme), dans le pire il y a stratégie rhétorique et calcul (sophisme).
Pour ces raisons, nous insistons sur le besoin de rappeler quelles sont les " règles du jeu" et de prendre les stratèges peu scrupuleux la main dans le sac en leur montrant quau lieu dêtre les grands communicateurs quils croient, ou quils veulent faire croire quils sont, leur action mène au contraire à une dégénérescence de lidée de communication, dont les conséquences malsaines sont multiples. Il y a bien en notre fin de siècle une " mode" de la communication, qui nous rappelle à quel point lhomme a des instincts de troupeau. Nous rejoignons encore Popper (que nous navons jamais vraiment quitté) pour critiquer tout ce qui ressort des modes, tendances, courants ou écoles ; il nous semble également " quon pourrait interpréter lhistoire universelle comme une succession dépidémies causées par les modes philosophiques et religieuses " (P.S. I, Préface de 1956 - p. 27), lidée moderne de communication étant le dernier virus (aux côtés du post-heideggérianisme mal digéré). La démarche critique doit donc bien se garder de nêtre quun engouement passager, et affirmer la pérénité et luniversalité de la tradition quelle représente, issue de la Grèce antique.
Nous entendons dans les mêmes termes tout effort de compréhension entre individus ; et cest à cet instant quil faut sinspirer de l" optimisme" poppérien, qui est un état desprit ouvert et respectueux. Se comprendre est quelque chose de délicat, dimparfait et souvent insatisfaisant ; rappelons-nous toutefois ce quécrit Popper à propos des franchissements dobstacles entre cultures et cadres intellectuels différents (M.C.R. XIV - p. 41) : " cest difficile, mais cela en vaut vraiment la peine, et nous récompense souvent de nos efforts non seulement en élargissant notre horizon intellectuel mais aussi en nous offrant beaucoup de plaisir. "